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Manuscrit autographe de Casanova
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Une lettre de Tage Bull à Charles Samaran
Ambassade du Danemark
Londres le 24 juillet 1914
Cher monsieur et ami
Nous nous sommes, je crois, lancés sur une fausse piste en tachant d’identifier madame de la Saône avec l’amie du comte de Charolais. M. Gugitz fait observer que Casanova dit nettement qu’elle était femme d’un lieutenant général et qu’en effet madame de la Saône dans les Mémoires a plutôt l’air d’une femme du monde malgré tout. UN M. de la Saône, ajoute t-il, faisait parler de lui à Hanau, en 1758, (Archenhoz, Histoire de la guerre de Serbie), vers la fin du livre V ; il fut nommé plus tard (1766) commandant dans l’ordre militaire de St Louis et mourut lieutenant général et lieutenant des gardes françaises à Paris le 9 mai 1771. Ne pourrait-on pas retrouver la dame à l’aide de ces indications ?
Je prends la liberté de vous soumettre cette question parce que je viens de recevoir une lettre par laquelle un casanoviste de Berne, M. Pierre Grelet, m’annonce son intention de publier prochainement un ouvrage sur Casanova et la Suisse. M. Grelet semble mériter notre confiance : il a trouvé aux archives de Berne des documents inédits touchant la famille de la Charpillon sur la colonie suisse de la Sierra Morena, M. Louis de Murat etc. etc. et il a réussi à identifier la plupart des personnages rentrant dans le cadre de son sujet.
Veuillez me faire savoir si vous vous croyez à même de trouver quelque chose concernant madame de la Saône et veuillez agréer, en attendant le plaisir de vous revoir en octobre, l’expression de mes sentiments cordialement dévoués.
Tage Bull
Ci-inclus une question de M. Stewart que je vous transmets purement et simplement.
Cette lettre fait référence à madame de la Saône rencontrée en Suisse. Voir le texte là : cliquer
Un article du Dr Guède paru dans le Mercure de France en 1913
Giacomo, entrouvrez pour moi la porte du séjour des ombres où vous reposez (si jamais on peut vous supposer en repos) et accueillez-moi. Je suis une ombre moi-même et mon premier soin a été de vous chercher.
Pardonnez au nouveau venu s’il vous a distrait de votre douce causerie avec Homère et Horace entre lesquels il vous a aperçu dès son entrée dans le séjour des bienheureux.
J’ai tant de choses à vous dire que vous ignorez. Je vous apporte les dernières nouvelles de la terre où vous trouviez la vie si bonne et où nous avons tant vécu ensemble pendant vingt ans, vous en souvenez-vous ?
Je viens vous dire combien les humains s’occupent en ce moment de vous et exhument les souvenirs que vous nous aviez laissés. Ils s’ingénient à trouver les noms vrais des personnages dont vous ne donnez que les initiales ou que, par discrétion, vous dissimulez sous des noms d’emprunt, et ils y arrivent, ma foi ! Ce sont des cris de joie et ils se communiquent leurs trouvailles. Ils ont pris un nom : les Casanovistes, comme il y a des Moliéristes qui enregistrent tout ce qui a trait au grand homme.
Il y a des déceptions, des discussions, on affirme, on doute on interprète, vous avez des croyants quand même, des fanatiques, ils ont la foi, vous êtes infaillible. On cherche à vous mettre en contradiction avec vous-même.
Tel constate que vous ne pouviez être à tel endroit à telle époque parce que cela ne concorde pas avec tel fait historique rappelé par vous, on cherche des minuties, des détails, enfin on s’amuse avec vous autant que Panurge en voyant sauter les moutons. Un des Casanovistes qui s’est le plus passionné est un nommé Aldo Ravà, un Vénitien comme vous. Imaginez qu’il a déniché à Dux les lettres de Manon Balletti, que vous prétendiez pourtant avoir données à une jeune fille, et les a publiées.
Ce rusé Ravà a intitulé sa publication : Lettres de femmes à Casanova. Or, vous savez que lettres de femmes, cela veut dire lettres d’amour. Vous connaissant, vous jugez si nous avons été alléchés et si nous avons sauté sur le livre. Les lettres de la princesse Palatine sont des lettres écrites par une femme, mais ne sont pas des lettres de femmes. Cette sempiternelle écriveuse de Mme de Sévigné n’a de sa vie écrit une seule lettre de femme. Ravà, dans son ouvrage, a donc publié, en réalité, plutôt des lettres écrites à vous par des femmes, à part une seule qui vous a écrit de vraies lettres de femme. Ah ! pour celle-là, le titre est bien exact. Vous devez être fier d’avoir été aimé ainsi.
La délicieuse enfant ! Voici que grâce à Ravà nous est apparu un petit être angélique traversant cet interminable défilé de gotons, de filles achetées par vous, bourse en main, de cabotines, de ballerines, de grisettes, de servantes d’auberge, de fausses marquises, de gourgandines, y compris cette Lucrezia que vous avez tant aimée et qui vous a fait coucher pratiquement entre elle et votre propre fille à tous deux, y compris cette Henriette que vous avez tant aimée et que vous avez cueillie dans le lit d’un vieux capitaine hongrois, y compris cette religieuse M. M. que vous avez tant aimée et sur laquelle vous êtes forcé de nous avouer que vous aviez le soupçon qu’elle faisait des passades pour la forte somme. Au milieu de cette chevauchée de ruts, de pourriture sexuelle, de dévergondage cynique, une blanche figure que vous nous aviez voilée a été découverte complètement par Ravà : c’est votre adorable Manon Balletti. Comme l’a dit si heureusement le Casanoviste Octave Uzanne dans un journal de Toulouse, c’est la symphonie en blanc majeur de Théophile Gautier (un poète que vous n’avez pu connaître et qui tournait joliment le vers), c’est une création de Beato Angelico.
Casanova, vous avez pris une habitude répugnante, c’est de nous faire entrer avec vous à l’hôpital des vénériens chaque fois que vous avez à vous repentir de vos écarts amoureux. Et Dieu sait si cela vous est arrivé souvent ! Vrai, ce n’est pas de bon goût, c’est trop de franchise, et vous n’y étiez pas obligé ; nous avons été forcés de vous suivre ; mais en sortant des salles pour respirer un peu d’air non empesté, nous étions heureux d’entrevoir la blanche figure de votre Manon en costume de novice traverser le jardin ; nous savons qu’elle n’a pas persisté et qu’elle s’est mariée. Vous aviez prêté à Ravà un de vos livres de chevet, le Portier des Chartreux, et, distrait que vous êtes, vous y aviez oublié pour marquer une page une photographie de première communiante. Ravà l’en a retirée et nous l’a montrée, c’était Manon Balletti. Oui, il est impossible que nous ne nous le figurions, le cher petit être de dix-sept ans, autrement que dans la pureté du blanc, c’est une âme, on ne la voit… Jacques, pardon, cela semble vous déplaire que je vous parle de Manon Balletti. Mais, je vois que vous avez quitté l’air ennuyé que vous avez pris quand je vous ai enlevé à votre promenade entre vos deux poètes… Vous songez au passé, les yeux dans le vide en m’écoutant. Eh bien ! parlons-en encore… On ne peut se la figurer qu’en longue chemise de nuit ; elle vous écrivait tous les soirs, en cachette de sa mère, après minuit, dans son lit. Elle vous écrivait comme une petite enfant. Il est difficile de lire quelque chose de plus jeune, de plus naturel, de plus ravissant comme candeur de sentiments, comme simplicité naïve, sans souci de la forme, ne craignant pas de se répéter. Ses lettres peuvent se résumer en une seule phrase courte, elle ne sait dire que celle-là : Je vous aime bien, aimez-moi de même. C’est l’appel à votre tendresse, toujours avec les mêmes mots. Elle est adorable. Elle mourait de sommeil en vous écrivant, la pauvre petite ! Ses lettres étaient longues et la terminaison toujours la même. Vous l’a-t-elle assez conjugué le verbe : aimer, au présent ! Allons, en avez-vous rencontré deux semblables dans votre vie amoureuse ?
— Je vous aime, aimez-moi.
— Je ne pourrai jamais cesser de vous aimer.
— Bonsoir encore, bonsoir, aimez-moi bien, je vais m’endormir en pensant à vous.
— Adieu, bonsoir, aimez-moi bien.
— Adieu, adieu, aimez bien votre petite amie.
— Bonsoir, je m’endors, vous voyez bien que j’écris encore plus mal qu’à mon ordinaire.
— Bonsoir, bonsoir, je vous aime bien, aimez-moi de même ; dormez bien, mon cher ami.
Et encore, vous qui êtes écrivain, dites-moi si un auteur qui composerait un roman par lettres pourrait trouver une phrase plus heureuse, plus délicate que celle-ci :
— Bonsoir, mon cher ami, il se fait tard et je me sens toute prête à dormir, mais comme vous savez que ce n’est pas tout à fait moi qui écris, je dormirais tout à fait que je vous écrirais encore et mon cœur veille toujours pour vous.
Jacques, entre nous, avouez que vous n’étiez pas digne de ce petit ange. Elle vous avait demandé de brûler ses lettres quand elle s’est mariée et elle vous avait renvoyé les vôtres avec votre portrait. Vous ne l’avez pas fait, et ce n’est pas gentil. Quand on quitte une femme ou qu’on en est quitté, l’usage et l’équité veulent qu’on agisse ainsi. Les Casanovistes se sont indignés contre vous en criant à l’indélicatesse. Eh bien ! j’ai pris courageusement votre défense, j’ai dit bien haut : tant mieux, et béni soit-il de s’être mal conduit. Mes frères casanovistes, c’est grâce à cela que nous pouvons connaître ce modèle de vertu et de charmes qu’il nous cachait presque. C’est grâce à sa faute que Ravà a pu dévoiler cette belle statue de marbre blanc au dessin si pur et la dresser, tranchant sur le fond enragé et priapique de son œuvre.
Je dis : enragé, et j’ai peut-être tort, car il y a, Seingalt, de bien divines pages dans votre jeunesse qui rivalisent avec celles des Confessions de Jean-Jacques à l’époque de la sienne. Je puis vous dire combien j’ai été attendri par ce petit garçon faisant porter sa table de travail auprès du lit de sa petite amie qui a une variole en suppuration. Or, je sais par métier quelle en est la pestilence, et on comprend qu’on ait autrefois abandonné ces malades. Vous, vous ne l’avez jamais tant aimée, et cependant, avec votre perspicacité précoce, vous vous étiez déjà rendu compte quelle petite vicieuse était en réalité Bettine. Je l’aime comme vous, cette Bettine, et j’ai eu une vraie joie de la voir réapparaître dans votre réfutation de l’histoire d’Amelot. Vos premiers récits sont charmants de vérité et de naturel. Ces polissonneries avec les petites filles au milieu desquelles vous viviez, la satisfaction de vos curiosités mutuelles sont exposées sous une forme bien attrayante. Ici, nous pouvons tout nous dire, n’est-ce pas ? Eh bien ! mon mépris pour votre caractère est dépassé par l’admiration que j’ai pour votre organisation cérébrale, la richesse de vos ressources, la profondeur de votre philosophie et votre talent d’écrivain. Il est une petite œuvre de vous, peu connue et qui m’a été livrée comme exemplaire unique (c’est une erreur, j’en connais six) par un homme d’un grand mérite, M. Charles Henry, qui a été un Casanoviste remarquable dans sa jeunesse, et qui, le lâche, vous a abandonné pour la science. Ce travail, c’est la lettre à Snetlage, que personne n’a retouchée, qui, absolument de votre plume, pourrait être signée P.-L. Courier, le pamphlétaire le plus glorieux de la littérature française. Je vous en adresse devant vous, pour si peu que je sois juge, en humble homme du métier, les compliments les plus sincères et vous en exprime une satisfaction absolue : c’est un petit bijou.
Mais votre livre principal, mon cher Seingalt, a eu de singulières aventures qu’il serait trop long de vous coûter. Il a été traduit, rhabillé en français sur la traduction, écourté, expurgé, moralisé !!! J’ai lu une édition qui pourrait être laissée dans les mains d’une première communiante ; les éditeurs l’ont coupé, taillé à leur fantaisie, ont ajouté, ont retranché, tous criant à l’envi sur l’estrade : Moi seul, moi seul, entrez, Messieurs, je suis le seul Casanova, je suis princeps, je suis original ! Le plus grand accident a été qu’on vous a mis entre les mains d’un homme pour vous nettoyer et vous présenter dans le monde. Vous étiez assez malpropre, paraît-il. Dans son travail de nettoyage, il vous a parfois arraché la peau de façon à vous rendre méconnaissable. Il a parfois frotté la tache si fort sur votre vêtement qu’il l’a mis en lambeaux et l’a remplacé par un autre de son goût.
Il avait son goût, cet homme, il vous aurait, paraît-il, parfois présenté sous un costume ridicule, un éditeur vous faisait accueil et un autre vous repoussait. Vacarme dans le clan des Casanovistes. Quand on ne s’entendait plus, c’est Laforgue ! criait-on, c’est lui le coupable. Ah ! je vous assure que son nom a été braillé tant de fois que, s’il est ici, les oreilles doivent encore lui en tinter. A-t-on maudit sa mémoire ! l’infortuné ! lui en a-t-on fait porter assez, de responsabilités ! C’est surtout à propos du récit fantastique de votre évasion que le tumulte était et est encore le plus fort. Quand nous cherchions à débrouiller les mystères de votre vie, il était à peu près convenu qu’on travaillerait sur une même édition, que nous considérions comme la meilleure. Ainsi ai-je fait, quand j’ai voulu mettre fin à une légende dont l’invraisemblance avait trop duré et dont les conditions majeures, absurdes, choquaient le sens commun.
Adnesse m’a hautement reproché de ne m’être pas reporté à votre texte original. Il a parfaitement raison. Voilà encore Laforgue coupable, il aurait mis brassée quand vous aviez dit : longueur du bras. Je conviens que cela fait une terrible différence de plus de la moitié, puisque la brassée est ce que contient la longueur des deux bras réunis plus la largeur de la poitrine. Il a dit du plâtre et c’était de la chaux. Les maçons français ont une truelle en cuivre ayant une valeur et qu’ils emportent ; les cimentiers et les rejointoyeurs se servent d’une truelle de fer et peuvent la laisser sur leur travail. Soit. Le maçon français monte son auge sur sa tête et a toujours besoin d’une échelle forte ; je me suis trompé, il en est qui divisent la masse par petits seaux, je veux bien, je concède tout cela.
Laforgue m’a fait dire des bêtises, le diable soit de lui ! Quand on se mêle d’écrire l’histoire, on se reporte aux textes originaux et non à des copistes maladroits ou à des faussaires ; je ne l’ai pas fait et j’ai eu tort, mais ce que je ne puis concéder… vous m’écoutez, Casanova… ce que je ne puis concéder à Adnesse, c’est votre grimpage sur le toit, qu’il conçoit, lui, c’est votre jeu d’esponton au moyen duquel de la main droite vous amenez un peu à vous le bord de la feuille de plomb que vous saisissez de la main gauche, car c’est bien là le mouvement que vous avez décrit ? Et vous avez fait cela seize fois et vous aviez à traîner derrière vous cette brute, qui ne s’aidait pas du tout, je suis sûr.
Dieu ! que c’est comique !
Ah ça ! vous avez changé de chemise, au moins, là-haut, car vous aviez eu le soin d’en emporter quelques-unes, vous vous êtes essuyé le visage avec un mouchoir de la demi-douzaine y jointe, car vous êtes un homme délicat, même en prison, et vous aviez un rude bagage sur les épaules, votre manteau (l’avez-vous mis au moins ? il fait froid en novembre), votre habit et 50 brasses de cordes.
Depuis que vous êtes une ombre, vous avez dû bien rire vous-même en n’entendant personne protester contre cette audacieuse fantaisie que vous avez eue quand, depuis que l’homme est sorti des cavernes, il a eu, sans avoir besoin d’ingénieurs, l’instinct de couvrir son habitation dans un sens logique, même toutes celles de Venise, d’avoir voulu que l’architecte du Palais le fit d’une façon absurde, le tout pour y permettre le jeu de votre esponton. — Mais vous aimiez l’effet à outrance, étonner, épater comme ils disent aujourd’hui. — Vous l’avouez, du reste, avec une noble franchise dans vos Mémoires. — Ce défaut vous a amené parfois à faire des récits impossibles à croire, des malentendus, comme dit un Tarasconnais quand il est convaincu d’un gros mensonge. Vous avez l’air de douter de ce que je dis, Dieu me damne ! Eh bien, je m’en vais mettre les points sur les i.
Mais vous n’avez plus que les forces d’une ombre et je vous ai fatigué ; Jacques, j’aperçois sur la porte Mercure qui m’a amené et veut retourner rue de Condé, laissez-moi l’accompagner pour parler une heure à Adnesse. Je vous reviens bientôt.
Mon distingué contradicteur, c’est en revenant d’Italie au commencement d’octobre que, par votre article, j’ai appris que mon nom avait été prononcé dans la préface de la traduction de Salvatore di Giacomo que, naturellement, je n’ai pas eu la tentation de lire puisque moi, Français, j’avais le texte original français. Ce n’est pas à son invite, ignorée de moi, que j’ai répondu.
J’ai répondu à l’invite de d’Ancona, qui, rendant compte du livre de Maynial, supposait bien que mes conclusions étaient conformes aux siennes, autrement, me priait de vouloir bien m’expliquer. Comme elles étaient précisément tout autres, j’ai tiré de mes tiroirs un vieux travail fait il y a treize ans, pour moi seul, parce que je ne suis pas publiciste et n’ai commis que quelques communications à l’Intermédiaire. Il était exactement comme vous l’avez lu, je n’y ai pas ajouté trente lignes nécessaires d’actualité.
Vous et Ettore Mola, qui vient de m’envoyer son Fanfulla du 29 septembre, semblez croire que j’implique comme complices de l’évasion les Inquisiteurs.
Détrompez-vous, j’ai à peine fait allusion à cette possibilité, parce qu’un Italien, Barberini, prétend qu’un inquisiteur peut s’acheter, mais je ne vois pas bien Bragadin dans cette posture d’acheteur, chuchotant dans un coin, complotant, discutant des moyens dans le langage ridicule que nos romanciers dits historiques prêtent à un Richelieu, à un Mazarin ou à Philippe de France régent. Bragadin était de trop grande naissance, trop haut placé, trop Vénitien, trop respectueux de lui-même pour se commettre petitement. Il n’a pas oublié qu’il était d’une des quatre grandes familles de Venise, un des évangélistes avec les Giustiniani, les Cornari, les Bembi. Il a donné douze mille francs, et voilà tout. Là s’est borné son rôle d’action, il a gardé sa dignité, il achetait, aux autres d’agir. Tout s’est passé entre Casanova et Bassadona, pas d’autres complices. Bragadin n’a jamais parlé et Casanova a scellé ses lèvres d’un cachet d’airain. Quand donc, Salvatore di Giacomo, malicieusement, m’invite à prouver à propos de Bragadin, il sait bien que c’est impossible, il se moque, en vérité, il déplace la question. Pour Bragadin, j’ai dit soupçons, et pas moi seul.
Tous les Casanovistes les ont, sans les exprimer tout haut, vous, Fulin, d’Ancona, Baschet, Lorédan Larchey, Maynial, les morts comme les vivants, di Giacomo peut-être. Il n’y a pas de question Bragadin, qu’on le laisse tranquille, il y a la question Casanova, qui reste entière et je l’ai à dessein bien précisé sur la couverture de ma brochure. Je vous la rappelle :
Mais le point qui importe est de savoir si la fuite nocturne sur les toits et à travers les salles du palais est arrivée comme elle est racontée.
A. D’ANCONA
J’ai possédé la réimpression de Bordeaux, l’ai lue il y a vingt ans, et, ne me doutant pas qu’il m’arriverait un jour de publier, l’ai donnée, pensant avoir l’évasion dans les Mémoires, où je supposais que Casanova l’avait insérée textuellement. Je n’ai donc pas choisi mon texte comme vous le supposez — le mien a été altéré, j’ai été trompé, votre rectification est juste. Quant à mes chiffres, je me rends sans défense. Votre estimation est exacte, ce n’est plus la distance vertigineuse de 25 pieds, c’est 4 mètres tout simplement, mais alors la question prend une tournure étrange, inattendue ; c’est ce ridicule petit chiffre ; nous vivons sous une hauteur de 3 mètres, élévation qui ne nous frappe pas ; nos enfants dans les gymnastiques d’école sautent 4 mètres, ils retombent sur du sable, il est vrai. Pourquoi ne sautait-il pas dans le grenier ? Nos gredins modernes s’évadant font de ces sauts. Il avait peur de se casser une jambe ? Mais je lui avais fourni deux moyens : attacher sa corde à une œillère faite le long du chambranle de la mansarde ou la grille mise en travers ; il a bien pensé, un moment, à ce moyen, en se servant de l’échelle, mais il l’a repoussé ; je lui en offre un troisième, puisqu’il a toujours son esponton dont la pointe ne s’émousse jamais, un trou dans la plaque de plomb qui est en avant de la mansarde ; mais il préfère jouer sa vie, en cherchant, trouvant, traînant, introduisant cette courte échelle.
Mais enfin, comme j’ai dit, moi, nue énormité fausse, je vous cède l’échelle. Vous me laisserez bien la péripétie de l’homme suspendu sur ses coudes au bord de la gouttière et sa crampe vaincue comme un enjolivement à effet ? Non, vous ne voulez pas ?
Vous me faites observer que, montant sur un toit, vous pouvez introduire une lame sous les toiles. Eh ! certainement, et après ? y trouvez-vous une force pour vous élever plus haut ? Ce toit était humide, glissant, il y insiste plusieurs fois. Non seulement Casanova n’avait rien pour appuyer ses pieds, mais il traînait un poids mort de plus de 100 livres, le moine ; il lui fallait trouver une force, c’est son esponton qu’il enfonce dans une lame de plomb en ramenant l’instrument sur lui et par lequel il se guinde. Or cette lame de plomb était en réalité enfoncée de cinq centimètres (c’est l’estimation du couvreur) sous l’autre et Casanova la suppose en dessus.
Tenez, bien que j’aie dans mon jardin, depuis longtemps, vous le supposez bien, le vrai toit du palais et l’esponton de Casanova, je suis bon prince, je vous cède toute la scène sur le toit ; il l’a escaladé malgré sa façon absurde, il a trouvé l’échelle, l’a traînée, introduite au péril de sa vie, il a même eu sa crampe ; je vous cède toute la page la plus pathétique du récit, la pièce la mieux montée et la plus brillante du feu d’artifice, je vous cède tout cela, et retournons dans la prison.
Dame ! là je ne puis plus rien vous céder, c’est la limite de mes concessions. Je ne vais pas chercher les interprétations des gens qui tiennent une plume ou la lancette du médecin, ce ne sont plus les récits d’Alexandre Dumas, Paul Féval et autres romanciers fantaisistes mes avocats consultants, ce sont les ouvriers qui travaillent le bois, les menuisiers, tout le travail de l’esponton tant par les mains de Casanova que par celles du moine ; ces trous circulaires à diamètre limité de huit pouces sont faits sur du bois ; ils se déclarent incapables de l’exécuter dans ces conditions. C’est un travail de lame, de scie ou de râpe à bois. Rien qu’avec une râpe à bois il aurait pu, à la rigueur, avec beaucoup de patience, s’en tirer. À tel résultat correspond tel système d’outils, pourvu toutefois qu’ils soient mis dans les conditions indispensables d’usage. Si je vous donne un carré de montre sans la monture, vous pouvez renoncer à savoir l’heure autrement que par le soleil ; si je donne à un charpentier un fer de hache sans le manche ; il peut rester chez le marchand de vins ; à un bûcheron une cognée non emmanchée, il peut rester assis sur son fagot ; à un graveur sur bois un burin sans la pommette de buis sur laquelle il appuie sa main, il faut qu’il renonce à vous livrer une gravure ; l’unique outil de Casanova est une pointe qui n’a pu servir que de levier.
J’avais supposé en chêne la porte de la chancellerie et dit que l’instrument lisse non emmanché fuyait en arrière de sa main d’autant plus loin que le coup était plus fort ; vous voulez qu’elle ait des panneaux de sapin encastrés dans un bois quelconque, je le veux bien avec vous ; alors, bien qu’il ne tienne pas son instrument par un manche, il peut d’un bon coup défoncer le panneau, avec la paume de sa main, poussant, tirant, désarticuler facilement tout le panneau de son encadrement ; c’est le premier pavé qu’a extrait difficilement un paveur, tout vient ensuite sans effort ; mais alors il enjambe et renonce à ces pointes effroyables en tous sens à travers lesquelles il n’aurait jamais pu passer. Faites l’expérience avec un mannequin d’atelier habillé, et vous vous en rendrez compte.
Et quand je vous aurai bien convaincu, comme je cherche à le faire, que tous ces trous circulaires faits sur du bois dans la prison sont impossibles, alors l’esponton et le morceau de marbre, bases de tout le récit, disparaissent, et, avec eux, les scènes du toit, les feuilles de plomb mises à l’envers, l’échelle, le bagage formidable et risible, mes 25 pieds et vos 4 mètres. Tout s’écroule comme un château de cartes. Vous touchez du doigt les mensonges et les invraisemblances. S’évanouissent ces ouvriers menuisier et serrurier, les deux plus bruyants du corps de métiers de la construction, qui, en deux heures, inaperçus, ayant apporté leurs matériaux entre leurs ailes d’anges, avec des marteaux d’ouate, des limes de velours, des scies de mousseline, n’ont pas attiré l’attention des membres du Conseil des Dix et des gens ayant affaire à eux qui sont au-dessous, dans la Bussola. Bassadona n’a plus à intimer le secret aux ouvriers et aux archers qui tous le gardent terrifiés sous sa menace (il oublie qu’il existe des bouches de lion pour les délateurs qui ne compromettent personne), il n’avait à menacer qui que ce soit, parce qu’il n’y a jamais eu ouvriers ou archers devant un trou qui n’existait pas. Disparaît la gasconnade de l’ongle que nous cassons, nous, si facilement, au moindre choc, mais qu’il a pu conserver si long, tout en faisant un travail d’ouvrier au fond d’un trou de 10 pouces de profondeur, et il le taille tout à coup en pointe n’ayant qu’une cuiller d’ivoire ! Un chirurgien avec le plus affilé des bistouris y arriverait difficilement sans le casser. Il oublie que quelques lignes auparavant il a reçu un panier et un poulet dont il peut utiliser les os longs. Et comment, direz-vous ? mais avec le même instrument. S’envolent aussi les feuillets de cette correspondance quotidienne verbeuse, explicative. Puisque le moine, se mouchant trois fois, lui donne le signal que l’esponton a fait son œuvre, c’est donc qu’on pouvait s’entendre de cachot à cachot, et reconnaissez que le geôlier les laissait communiquer par le corridor.
Dans les états de frais produits par Fulin n’est pas celui du plombier, qui aurait dû aller remettre en place, d’un côté, seize plaques de plomb depuis la gouttière jusqu’au grand faîte, de l’autre sept ou huit plaques depuis le toit de la mansarde jusqu’au grand faîte ; et c’est précisément le passage le plus fantastique de son récit, le plus impossible de ses actes.
Fulin dit : pour avoir fermé le trou par où l’on s’est enfui.
Or, au compte de Casanova, il y en a bien quatre : le trou où il démolit du bois pourri pour sortir dans la gouttière, le trou du plafond du moine, le trou dans le mur en briques qui sépare les deux cachots, et le trou du plafond de Casanova.
Qu’il se soit trouvé devant la porte de la chancellerie et qu’il l’ait démolie, ce n’est pas douteux ; il a certainement enfilé le grand escalier devant Andreoli stupéfait et descendu l’escalier des Géants. Mais comment s’est-il trouvé là ? C’est un secret que l’intéressé a emporté avec lui, que nos interprétations, nos discussions, nos petites trouvailles n’arriveront pas à percer, travail devant lequel ont reculé les deux plus forts, Fulin et d’Ancona.
Que dites-vous encore de cette lettre d’une page qu’en partant il éprouve le besoin d’écrire dans son même style emphatique ? Et cela au moment d’aller jouer sa vie dans une semblable entreprise ! Si poseur et ergoteur qu’on soit, on pense à autre chose, et il le fait dans une complète obscurité ! à l’encre ! ne sachant pas quand sa plume en manquait et où il en était de sa ligne !
Et cet esponton de fer qui s’améliore par l’usage ? Après la difficulté du terrazzo marmorin, ses facettes sont encore plus brillantes ! il en est émerveillé.
Toutes ces minuties, ces observations secondaires, ces mensonges qui se coudoient à chaque page, je ne les ai pas signalés dans mon travail parce qu’exposant et discutant en avocat les points majeurs, je les trouvais déjà assez ennuyeux pour l’auditeur. Je les estimais suffisants pour convaincre ; c’est contre la persistance de vos doutes que je vous les rappelle.
N’oubliez donc jamais la nature de charlatan gascon qu’il ne peut dépouiller. C’est le marchand de crayons Mangin avec son casque, c’est le vendeur de vulnéraire suisse faisant le boniment sur le devant de sa voiture en habit rouge galonné d’or, c’est l’homme à l’éperon d’or porté en sautoir avec un large ruban, c’est l’homme qui, prétend-il, allant se suicider pour une p…, va se noyer loin de chez lui avec les crosses de deux gros pistolets qui lui sortent des poches, entre dans une boutique acheter plusieurs livres de balles de plomb pour se rendre plus lourd, semblant crier aux passants : Retenez-moi ! Retenez-moi ! C’est le besoin d’exagérer et d’étonner.
Di Giacomo prétend que je suis le seul Casanoviste qui mette en doute la vérité du récit de l’évasion ; les lettres que je reçois depuis huit mois, et les articles de journaux que je n’ai pas demandés lui apprendraient que j’ai quelques compagnons, mais qui tous à la vérité partagent la désolation que j’ai avouée moi-même d’y voir clair. C’est Tage Bull, de Copenhague, qui rend les armes, m’appelle impitoyable et se chagrine, en bon Casanoviste qu’il est ; c’est le comte Soulages de Marsac, qui, convaincu, veut fermer les yeux et croire quand même ; et d’autres.
Tous les jours on découvre des mensonges de Casanova ; il est historien le matin, et romancier le soir. C’est Catarelo y Mori en Espagne, qui n’utilise pas les Mémoires parce qu’ils lui paraissent faux ; c’est Azevedo, historien portugais, qui prouve la non-existence de Pauline, cette histoire au ton douceâtre et poncif peu dans la nature du soupirant ; il a relu les dépêches diplomatiques ; tout est de l’invention de Casanova en Hollande ; Dieu seul sait si le banquier Hope a eu une postérité féminine.
En Angleterre, c’est Bleackley qui a cherché dans les journaux dont Seingalt donne le titre et n’a rien trouvé sur l’histoire de l’appartement à louer et du perroquet, Esther et Pauline emportées d’un seul coup2.
Casanova, je vous ai tenu parole, me voici. J’avais été voir un de nos Casanovistes dans une librairie où ils semblent s’être donné rendez-vous comme dans le champ clos réservé à leurs discussions. Voici les dernières qui s’élevaient à mon départ. Si, lors de votre premier séjour à Paris, vous n’auriez pas fait une petite apparition en Angleterre, dont vous n’avez jamais parlé ?
Qu’ils discutent, ça ne me louche plus, et je viens vers vous pour parler une dernière fois des Plombs de Venise.
Dans votre récit, je crois tout de votre captivité et pas un mot de votre évasion ; et pourtant, chose étrange, il n’est pas de Casanoviste qui l’admire plus que moi.
Je ne pouvais pas vous accorder de l’estime tout en reconnaissant votre immense valeur ; j’associais l’admiration que j’ai pour vous à celle que je ne puis refuser à de grands noms, savants, artistes, hommes d’état dont les bronzes décorent nos places, les noms désignent nos avenues et dont le dossier secret et honteux est conservé dans les archives discrètes et inviolables de la préfecture de police.
Vous souvenez-vous de notre dernière entrevue ? J’étais si attiré vers vous, vous m’aviez été si utile dans la vie, j’avais puisé dans votre philosophie tant de leçons pour conduire la mienne, j’étais si peiné de voir un homme tel que vous, mes types préférés si rares, les encyclopédistes qui ont passé en revue toutes les connaissances humaines, en être arrivés à ce degré d’abaissement, que j’ai cherché à relever de mon mieux, à donner une allure plus respectable à un mot qu’en somme nous n’aimons pas à prononcer parce qu’il touche à trop de choses malpropres ; je venais d’épingler sur votre dos un papier avec un nom infamant, mais j’avais consenti à vivre avec vous depuis vingt ans ; je trouvais cruel, je trouvais laid (demandez à mes amis tout ce que j’entends par ce mot) de vous pousser de l’épaule dans la fosse commune. J’ai voulu jeter quelques fleurs sur votre tombe.
L’adieu que je vous ai fait, et que je croyais être le dernier, a été fait sous l’empire d’une émotion sincère ; j’étais navré de vous quitter pour ne plus vous revoir ; le jeune débauché coupable a disparu, je n’ai plus vu que le vieillard, et moi, vieux, mais heureux, j’ai eu la vision de votre vieillesse si triste à Dux. Je me suis aperçu que j’avais autre chose que de l’admiration pour ce savant universel, pour le mathématicien, l’écrivain, le philosophe, le lettré, l’érudit, j’aimais l’homme, et Henri Roujon a bien deviné le lien qui nous unissait.
Si une portion de mon cœur a été à vous, c’est pour tous les mensonges de votre évasion qui avaient un but si noble et si généreux. Ce qui m’en frappe, c’est le côté moral. Ce n’est pas de m’émerveiller que, sans ressources, vous ayez fait tel et tel travail et d’y avoir réussi, ce qui me fait oublier de vous tous les côtés mauvais, c’est cette préoccupation constante de votre ami qui n’a pas quitté votre pensée un seul instant. En suivant Bassadona, que vous aviez acheté, c’est cette inquiétude toujours présente : pourvu que mon Bragadin ne soit pas soupçonné. Vous l’adoriez, vous vous seriez jeté au feu pour loi, vous flattiez sa folie pour le rendre heureux, mais vous étiez plein de respect et de vénération pour ce vieillard par lequel vous aviez conscience d’être aimé comme un fils et pour lequel vous n’avez jamais eu un geste de moquerie, causé par sa crédulité. Ce qu’il y a vraiment à admirer dans votre évasion, c’est d’avoir eu l’idée de Balbi, non pas une création de romancier à joindre à votre roman, un être fictif, à existence discutable, sans nom, aidant à l’invention de votre machine, mais un vrai Balbi en chair et en os, indiscutable, un être que vous aviez jugé déjà, dont vous connaissiez l’égoïsme et le manque d’initiative ; ce trait de génie inspiré par ce qu’il y a de meilleur dans l’homme, la tendresse et la reconnaissance pour ceux qui nous ont fait la vie heureuse, le souvenir du service rendu ; ce qui est beau et louable en vous, c’est cette résolution d’emmener avec vous et quand même cet homme, que vous saviez ne pouvoir être pour vous qu’un embarras ou un danger, soutenu par cette pensée généreuse qui ne vous a pas quitté : Que mon père ne soit pas compromis, — pensée sublime dont vous avez escompté avec certitude le résultat heureux.
Que ceux qui vous méprisent avouent que vous avez été ce jour-là un homme de grand cœur.
Pierre Grellet - Les aventures de Casanova en Suisse
Le livre qu'a conscré Pierre Grellet à Casanova est rempli de précisions vérifiées sur la présence de Casanova en Suisse.
Extraits du livre :
Après s'être installé, le premier soin du nouvel arrivant fut d'aller remettre sa lettre au portier de M. de Muralt. Puis il fut se promener au hasard.
Ses pas le conduisirent sans doute sur la terrasse de la cathédrale, qu’on reconnaît sous cette description aux traits assez effacés :
Arrivé sur une élévation d`où mes regards planaient sur une vaste campagne où serpentait une petite rivière, j’aperçus un: sentier qu`i1 me prit envie de suivre et qui mène à une sorte d`escalier. Je descendis une centaine de marches et je trouvai une quarantaine de cabinets que je jugeai être des espèces de loges pour se baigner.
Guidé par son instinct, l'aventurier s’était dirigé d'emblée vers un des plus mauvais lieux de la ville.
Les bains de la Matte, car c'est d'eux qu’il s'agit, étaient en effet, depuis fort longtemps, une maison de débauche. Nous ne suivrons point Casanova dans la visite qu'il fit, ce jour-là, aux Nymphes robustes qui peuplaient le bord de la rivière, ni dans celle qu'il leur renouvela le lendemain, accompagné cette fois-ci de sa belle gouvernante, costumée en homme et enveloppée dans une grande redingote bleue. Des pages comme celles où il étale cyniquement les débordements auxquels il se livra ne sont pas rares dans les Mémoires. Ce ne sont pas les plus intéressantes. En fréquentant Casanova, il faut s’inspirer de l’exemple d'un de ses contemporains et compatriotes, Lorenzo da Ponte,
le librettiste de Mozart, qui se plaisait à rechercher sa conversation toujours intéressante, prenant chez cet homme ce
qu’il y avait de bon et fermant les yeux, en faveur de son génie, sur ce que cette nature avait de pervers. Toutefois, comme un des objets de cette étude est de rechercher le degré de véracité qu'on peut accorder à la partie des Mémoires qui touche à la Suisse, on nous permettra de citer, sur 1’établissement de la Matte, quelques témoignages contemporains.
La liberté, ou plutôt la licence qui régnait dans certains bains suisses avait déjà frappé, au XVème siècle, les deux grands humanistes Poggio Bracciolini et Aeneas Sylvius Piccolomini, le futur pape Pie II, qui en ont parlé dans des épîtres très connues. En ce qui concerne plus particulièrement la Matte, voici ce qu’on en peut lire dans le Journal d'Emígration, du comte d’Espinchal, sous la date du 25 août 1789 :
Je ne puis me dispenser de parler des bains publics établis sur la rivière. Il y a plusieurs de ces maisons, voisines les unes des autres. Ces bains sont servis par des femmes. Lorsque vous faites préparer votre bain, les filles de la maison arrivent successivement, chacune apportant quelque chose, l’une du vin, l`autre du pain, l'autre du fromage. Celle qui paraît vous plaire reste avec vous et ne mettant point de borne à sa complaisance, se met sur le champ dans le bain avec vous. Il s`en trouve quelquefois de très jolies. Cet endroit s`appelle Lammat. Il y a quelques années, M. le duc d`Orléan1s (qui portait encore le titre de duc de Chartres), accompagné du comte de Genlis et du marquis de Fénelon, ses dignes acolytes, fit un tour en Suisse. Il vint a Berne. Les magnifiques seigneurs le reçurent avec distinction. On le promena par la ville. Toute la bonne compagnie s’était rassemblée sur la plate-forme pour le voir: il s’informe tout haut et sans pudeur où est Lammat et laisse effrontément tout le monde pour se rendre publiquement dans ce mauvais lieu. Lorsque je fus en Suisse, en 1783, on me montra celle qui avait servi aux plaisirs du prince et qu'on n'appelait pas autrement que «la duchesse de Chartres ››.
La version de Casanova :
Histoire de ma vie Brockhaus-Plon Volume VI Chapitre Vlll pages 181-187
Arrivé dans un endroit de l’émínence de la ville, où je voyais la vaste campagne et une petite rivière, je suis descendu cent degrés au moins, et je me suis arrêté voyant trente ou quarante cabinets qui ne pouvaient être que des loges pour des gens qui voudraient prendre des bains. Un homme à mine honnête me demanda si je voulais me baigner, et lui ayant répondu que oui, il m’ouvrit une loge, et voilà une quantité de servantes qui courent à moi. L’homme me dit que chacune aspire à l’honneur de me servir dans le bain, et que c’était à moi choisir celle que je voulais. Il me dit que moyennant un petit écu je payerais le bain, la fille, et mon déjeuner aussi. Je jette le mouchoir. comme le grand Turc, à celle qui me revenait le mieux, et j'entre. Elle ferme la porte en dedans, elle me met en pantoufles, et boudant, ne me regardant jamais au visage, elle met mes cheveux et mon catogan sous un bonnet de coton, elle me déshabille; et quand elle me voit dans le bain, elle se déshabille aussi, et elle y entre sans m'en demander la permission; et elle commence à me frotter partout excepté dans l’endroit que voyant couvert de ma main, elle devina que je ne voulais point qu’elle y touchât. Lorsque je me trouve assez frotté, je lui demande du café. Elle sort du bain, elle sonne, et elle ouvre. Puis elle rentre dans le
bain sans se gêner dans ses mouvements tout comme si elle avait été vêtue. Une minute après une vieille femme nous porte du café, puis elle s’en va, et ma baigneuse sort de nouveau pour refermer la porte puis se remet à la même place. J’avais déjà vu, quoique sans m’y arrêter, que cette servante avait tout ce qu’un amant passionné se figure de plus beau dans un objet dont il est épris. Il est vrai que je sentais que ses mains n’étaient pas douces, et qu’il se pouvait que sa peau au tact ne le fût pas non plus, et je ne voyais pas sur son visage l’air distingué que nous appelons de noblesse, et le riant que l’éducation donne pour annoncer la douceur, ni le fin regard qui indique des sous-entendus, ni les grimaces agréables de la réserve, du respect, de la timidité et de la pudeur. A cela près ma Suissesse
à l’âge de dix-huit ans avait tout pour plaire a un homme qui se portait bien, et qui n’était pas ennemi de la nature; mais malgré cela elle ne me tentait pas.
Eh quoi ! Me disais-je, cette servante est belle, ses yeux sont bien fendus, ses dents sont blanches, l’incarnat de son teint est le garant de sa santé, et elle ne me fait aucune sensation ? Je la vois toute nue, et elle ne me cause la moindre émotion ? Pourquoi ? Ce ne peut être que parce qu’elle n’a rien de ce que la coquetterie emprunte pour faire naître l’amour. Nous n’aimons donc que l’artifice et le faux, et le vrai ne nous séduit plus lorsqu’un vain appareil n’en est pas l’avant-coureur. Si dans l’habitude que nous nous sommes faite d’aller vêtus, et non pas tout nus, le visage qu'on laisse voir à tout le monde est ce qui importe le moins, pourquoi faut-il qu’on fasse devenir ce visage le principal?
Pourquoi est-ce lui qui nous fait devenir amoureux? Pourquoi est-ce sur son témoignage unique que nous décidons de la beauté d’une femme, et pourquoi parvenons-nous jusqu’à lui pardonner, si les parties qu’elle ne nous montre pas sont tout le contraire de ce que la jolie figure nous les a fait juger? Ne serait-il pas plus naturel et plus conforme à la raison, et ne vaudrait-il pas mieux aller toujours avec le visage couvert, et le reste tout nu, et devenir amoureux ainsi d’un objet, ne désirant autre chose pour couronner notre flamme qu’une physionomie qui répondrait aux charmes qui nous auraient déjà à fait devenir amoureux ? Sans doute cela vaudrait mieux, car on ne deviendrait alors amoureux que de la beauté parfaite, et on pardonnerait facilement quand à la levée du masque on trouverait laid le visage que nous nous serions figuré beau. Il arriverait de la que les seules femmes qui auraient une figure laide seraient celles qui ne pourraient jamais se résoudre à la découvrir, et que les seules faciles seraient les belles; mais les laides ne nous feraient pas au moins soupirer pour la jouissance; elles nous accorderaient tout pour n`être pas forcées à se découvrir, et elles n’y parviendraient à la fin que lorsque par la jouissance de leurs véritables charmes elles nous auraient convaincus que nous pouvons facilement nous passer de la beauté d’une figure. ll est d’ailleurs évident et incontestable que l’inconstance en amour n`existe qu’à cause de la diversité des figures. Sion ne les voyait pas,
L’homme se conserverait toujours amoureux constant de la première qui lui aurait plu.
Sortant du bain, je lui ai donné les serviettes, et lorsque je me suis vu bien essuyé, je me suis assis, et elle rn’a passé ma chemise, puis telle qu’el1e était elle m’a coiffé. Dans ce même temps je me suis chaussé, et après m’avoir bouclé les souliers, elle s’habilla dans une minute, l’air l’ayant déjà séchée. Dans le moment de m’en aller je lui ai donné un petit écu, puis six francs pour elle-même;
mais elle me les rend avec un air de mépris, et elle s’en va. Ce trait me fit retourner à mon auberge, mortifié, car cette fille s’était crue méprisée, et elle n’était pas faite pour l’être.
Après souper je n’ai pu m’empêcher de conter à ma bonne toute cette histoire en détail qu’elle écouta avec la plus grande attention et y faisant des commentaires. Elle me dit qu’elle n’était certainement pas jolie, car je n’aurais pu résister aux désirs qu’elle m’aurait inspirés, et qu'elle serait bien aise de la voir. Je lui ai offert de la conduire là-bas, et elle me dit que je lui ferais plaisir; mais qu'elle devait s'habiller en homme. Après m’avoir dit cela elle se lève, et un quart d’heure après je la vois devant moi bien vêtue avec un habit de Leduc, mais sans culottes, car elle ne put pas les mettre. Je lui ai dit de se servir des miennes; et nous mîmes la partie au lendemain matin. Je l’ai vue devant moi à six heures tout habillée, et avec une redingote bleue qui la déguisait à merveille. Je me suis vite habillé, et ne nous souciant pas de déjeuner, nous allâmes à la Mata. C’est le nom de l’endroit. Ma bonne, animée par le plaisir que cette partie lui faisait, était radieuse. Il était impossible que ceux qui la voyaient
ne s’aperçussent que son habit n`était pas celui de son sexe, aussi se tint-elle tant qu’elle put, enveloppée dans la redingote.
A peine descendus, voila le même homme qui nous de mande si nous voulions un bain pour quatre, et nous entrons dans la loge. Les servantes paraissent, je montre à ma bonne la jolie qui ne m’avait pas séduit, et elle la prend; j’en prends une autre grande et bien faite à l’air fier, et nous nous enfermons. Je me laisse vite coiffer par la mienne, je me déshabille et j’entre dans le bain, et ma nouvelle servante fait la même chose. Ma bonne allait lentement; la nouveauté de la chose l’étonnait, elle me paraissait repentie de s’être engagée, elle riait me voyant là entre les mains de la grande Suissesse, qui me frottait partout et elle ne pouvait pas se déterminer à ôter sa chemise; mais enfin une honte a vaincu l’autre, et elle entra dans le bain m’étalant presque par force toutes ses beautés; mais elle dut se laissera servir par moi sans cependant dispenser l’autre d’entrer et de faire son devoir.
Les deux servantes, qui s’étaient déjà trouvées plusieurs fois dans des parties pareilles, se mirent en position de nous divertir avec un spectacle qui m`était très bien connu, mais que ma bonne trouva tout à fait nouveau.
Elles commencèrent à faire ensemble la même chose qu’elles me voyaient faire avec la Dubois. Elle les regardait très surprise de la fureur avec laquelle la servante que j’avais prise jouait vis-à-vis de l'autre le rôle d’homme. J’en étais aussi un peu étonné, malgré les fureurs que M.M. et C.C. avaient offertes a mes yeux six ans avant ce temps-là, et dont il était impossible de s’imaginer quelque chose de plus beau. J e n’aurais jamais cru que quelque chose pût me distraire ayant entre mes bras pour la première fois une femme que j'aimais, et qui possédait parfaitement tout ce qui pouvait intéresser mes sens ; mais l’étrange lutte dans laquelle les deux jeunes ménades se débattaient l’occupait aussi. Elle me dit que la prétendue fille que j'avais prise était un garçon malgré sa gorge, et qu’elle venait de le voir. Je me tourne, et la fille même, me voyant curieux, met devant mes yeux un clitoris, mais monstrueux et raide.
J e dis ce que c’était à ma bonne tout ébahie, elle me répond que ce ne pouvait pas être cela, je le lui fais toucher et examiner, et elle doit en convenir. Cela avait l’air d’un gros doigt sans ongle, mais il était pliant ; la garce qui convoitait ma belle gouvernante lui dit qu’il était assez tendu pour le lui introduire, si elle voulait bien le lui permettre, mais elle n’a pas voulu, et cela ne m’aurait pas amusé. Nous lui avons dit de poursuivre ses exploits avec sa camarade, et nous rimes beaucoup, car l’accouplement de ces deux jeunes filles, quoique comique, ne laissait pas d’exciter en nous la plus grande volupté. Ma bonne excédée s’abandonna entièrement à la nature allant au-devant de tout ce que je pouvais désirer. Ce fut une fête qui dura deux heures, et qui nous fit retourner a notre auberge très contents. J’ai donné aux filles, qui nous avaient bien amusés, deux louis; mais non pas avec l’intention d’y retourner. Nous n’en avions
pas besoin pour poursuivre à nous entredonner des marques de notre tendresse. Ma bonne devint ma maîtresse, et véritable maîtresse, faisant mon bonheur parfait, comme je faisais le sien pendant tout le temps que j’ai passé à
Berne. Étant déjà parfaitement guéri nulle triste suite troubla notre contentement réciproque. Si les plaisirs sont passagers, les peines le sont aussi, et lorsqu’en jouissant, nous nous rappelons celles qui précédèrent la jouissance,
nous les aimons, et hœc aliquando meminiss juvabit.
A dix heures on m’annonça l’avoyé de Thune. Cet homme habillé à la française en habit noir, grave, doux, poli et d’un certain âge, me plut. C’était un des sages du gouvernement. Il voulut par force me lire la lettre que M. de Chavigni lui avait écrite; je lui ai dit que si elle avait été décachetée je ne la lui aurais pas portée. Il me pria à dîner pour le lendemain chez lui en hommes et en femmes, et pour le surlendemain à souper en hommes. Je suis sorti avec lui,
et nous allâmes à la bibliothèque, où j’ai connu M. Félix, moine défroqué, plus littérateur que lettré, et un jeune homme nommé Schmith, lettré qui promettait, et qui était déjà bien connu dans la république littéraire. Un docte (5) en histoire naturelle, qui savait par cœur dix mille noms des différentes coquilles m’ennuya parce que sa science m’était tout à fait étrangère. Entre autres choses, il me dit que l’Aar, rivière renommée du canton, avait de l’or dans ses sables; je lui ai dit que toutes les grandes rivières en avaient, et il me parut ne pas en convenir.
J’ai dîné chez M. de Muralt avec les quatre ou cinq femmes de Berne qui avaient la plus grande réputation, et elles m’en semblèrent dignes principalement une dame de Saconaï fort aimable et instruite. Je lui aurais fait ma cour si j’avais fait un plus long séjour dans cette capitale de la Suisse, si la Suisse pouvait avoir une capitale. Les dames de Berne se mettent bien, quoique sans luxe puisque les lois le défendent; elles ont 1’air aisé, et elles parlent très bien français. Elles jouissent de la plus grande liberté, et elles n’en abusent pas, malgré la galanterie qui anime les coteries, car la décence y est observée. J’ai remarqué que les maris n’y sont pas jaloux, mais ils exigent qu’à neuf heures elles soient toujours à la maison pour souper en famille. Dans trois semaines que j’ai passées dans cette ville, une femme de quatre-vingt cinq ans m’intéressa à cause de ses connaissances en chimie. Elle avait été bonne amie du fameux Boherave. Elle m’a montré une lame d’or qu’il avait faite à sa présence, et qui avant la transmutation était de cuivre. Elle m’assura qu’il possédait la pierre; mais elle me dit qu’elle n’avait la qualité de prolonger la vie que quelques années au-delà du siècle. Boherave selon elle n’avait pas su s'en servir. ll était mort d’un polype entre le cœur et le poumon avant d’être parvenu à la parfaite maturité qu’Hippocrate fixe à l’âge de soixante et dix ans. Les quatre millions qu’il laissa à sa fille démontraient qu’il possédait l’art de faire l’or. Elle me dit qu’il lui avait fait présent d’un manuscrit dans lequel tout le procédé se trouvait, mais qu’elle le trouvait obscur.
- Publiez-le.
- Dieu m’en préserve.
- Brûlez-le donc.
- Je n’en ai pas le courage.
Casanova between Venice and Dux (1782-1785)
Le chateau de Dux (Duchcov)
Un texte en anglais par Marco Leeflang
Cliqur pour télécharger le document
Quittance signée par Casanova
Ce document nous a été fourni par Marco Leeflang que je remercie
Plan de la fuite des plombs
Exposition Casanova (15/11/2011- 19/02/2012)
Cette exposition a fait l'objet d'un superbe catalogue avec des reproductions des pages du manuscrit et leur version imprimée en caractères lisibles.
Lettres perdues de Casanova
Un texte passionnant d'Olia i Klod dont le site est fort bien fait :
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Casanova tour
Le texte complet au format PDF du travail de Pablo Günther sur les voyages de Casanova et ses moyens de transport.
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Venise au XVIIIeme siècle
Edition de la Sirène. Introduction du volume 2 - Texte d'Aldo Rava
La société vénitienne (il ne faut pas se la représenter comme allant tous les jours au bal, au théâtre ou au veglione) se retrouvait volontiers le soir dans des « conversations ››.
Des dames, des gentilshommes, des lettrés, des artistes, des abbés, des étrangers se réunissaient d la tombée de la nuit dans des maisons amies à seule fin de causerie.
Dans les beaux salons tendus d'étoffes de couleur tendre ou décorés de stucs, garnis de gracieux meubles rococo, et la clarté des lustres dorés se reflétant dans les miroirs de Murano, non seulement on jouait, on faisait de la musique, on nouait des intrigues amoureuses, mais encore on s'adonnait au charme d'une conversation enjouée et agréablement satirique. Anecdotes, pointes, éclats de rires animaient les dialogues et les discussions tenus dans ce dialecte vénitien si vif et si coloré. «Les dames les plus connues y luttaient de verve et d'esprit, non moins que les comédiennes qui trouvaient la des amis, des protecteurs et même des occasions de dauber sur leurs rivales. Un roman du trop fécond abbé Chiari, la Commediante in fortuna, roman alors très lu, nous initie aux habitudes du monde vénitien. L'héroïne du livre nous présente les familiers de son salon : « Il y avait notamment un certain seigneur Vanesio, d’origine inconnue et, disait-on, irrégulière, bien tourné de sa personne, le teint olivâtre, les manières affectées, et d'une hardiesse qu'on ne peut dire. Il voulait s'instituer mon sigisbée, mais il n'avait rien qui put me plaire. Cet homme était un de ces phénomènes qu'enfante l'air des villes, dont on ne sait comment ils brillent, entendez comment ils s'arrangent pour vivre et vivre en gens de qualité, ne possédant ni biens au soleil, ni emplois, ni même ce savoir-faire qui donnerait une raison d’être honorable à leur luxe. Épris jusqu'au fanatisme des choses d’outre-monts, Vanesio ne jurait que par Londres et Paris, comme si le monde n'eût pas existé hors de ces deux illustres capitales. De fait, il y avait séjourné quelque temps, mais avec quelle figure et suivant quelle fortune ? Londres et Paris réglaient sa vie, ses costumes, ses études, je veux dire ses déportements. Toujours d'aspect soigné comme un Narcisse, poitrinant et gonflé comme un ballon, toujours en mouvement comme un moulin, il n'avait souci que de se montrer partout, de courtiser toutes les femmes et de chercher tous les moyens d'acquérir argent ou faveurs amoureuses. A cet avare il parlait d'alchimie, il pindarisait avec les femmes, s'entretenait avec les grands d'affaires politiques, bref s'occupait de tout avec tous, et toujours, aux yeux des gens sensés, il se couvrait de ridicule. Subtil autant que l'air dont sa tête était remplie, il était le même jour l'ami et l'ennemi mortel de la même personne. En ma présence il m'élevait aux astres ; il me précipitait aux plus basses régions des que j’avais tourné le dos. Je le répète, sa politique était d'être tout à tous. Ensuite de quoi, chacun avant un caractère différent, il ne devait être l’ami de personne. »
On voit qui est Vanesio. Seule la haine de Chiari contre Casanova, qui fut un de ses adversaires les plus acharnés dans sa lutte contre Goldoni, pouvait inspirer au prolixe et médiocre écrivain un portrait aussi frappant. Nous y retrouvons non seulement l'aspect physique du célèbre aventurier, tel que l'a gravé Berka au frontispice de l' Icosaméron, mais toute sa personne morale nous saute à l'esprit, sa vie tout entière, et sa raison de vivre, et jusqu'à la totale révélation de son époque, toute d'aventures et de galanteries.
C'est à Venise que le chevalier de Seingalt, le futur maître des exploits amoureux et des aventures, devait trouver le théâtre idéal de ses hauts faits. Non que, comme on le dit parfois, Venise fût plus corrompue que les autres villes d'Europe; aux rives de la Seine, et du Danube, et de la Sprée, tout autant qu'au bord des lagunes, les peuples, fatigués d'aventures et de batailles, s'étaient réfugiés dans une mollesse oisive et pleine de séductions. La paresse, les mœurs corrompues, le luxe immodéré, les intrigues d'amour, le jeu, étaient vices communs â toute l'Europe. L'aristocratie, énervée pour avoir trop longtemps dominé, gorgée de richesses, empoisonnée de flatteries, s'était peu a peu désintéressée du bien public pour ne s'occuper que de son propre bien-être. La bourgeoisie n'avait encore ni le pouvoir ni la valeur morale suffisante pour se substituer à ses maîtres, et le peuple, avide, ignorant, superstitieux, végétait, content de ramasser les miettes du festin. Mais à Venise, la douceur de l'air, les mœurs aimables et le décor unique au monde, créé par le génie de ses artistes, donnaient plus de facilités et de séductions au vice. La se rassemblaient les oisifs venus de tous les points de l'Europe pour dépenser leurs richesses, ou pour chercher les gains faciles, ou encore pour s'enivrer de cette atmosphère lourde de parfums et de boisons, dans ce paradis des escrocs, des Ganymèdes, des courtisanes et des entremetteurs.
Quant au Gouvernement, il ne lui restait plus des temps glorieux que le nom et la pompe extérieure. La mollesse ambiante l'avait gagné ; les institutions se ruinaient lentement, la religion manquait de foi, les lois étaient impuissantes, le commerce languissait, les mœurs étaient tombées a un point de relâchement incroyable. Les magistratures, qui naguère avaient gouverné avec une sévérité inflexible, ne subsistaient que par tradition, dissimulant leur impuissance et leur inutilité sous le rayonnement de l'ancienne splendeur. Qui ne s'occupait des affaires publiques jouissait d'une absolue liberté et pouvait escompter une indulgence sans bornes, liberté et indulgence par ailleurs indispensables au régime politique. En effet, l'aristocratie, désireuse avant tout de conserver le pouvoir, voyait assez volontiers les citoyens s'adonner aux plaisirs. Le Carnaval, les fêtes, le jeu, l’amour lui permettaient de gouverner à sa guise.
Et le peuple acceptait de bon gré le rôle facile qui lui était dévolu. Il se pressait en foule autour des cortèges magnifiques, acclamait le nouveau doge qui descendait place Saint Marc pour y faire largesses, emplissait les Mercerie tour fêter l'élection d'un Procurateur, assiégeait les boutiques de la Foire, envahissait les portes des églises et des palais ouverts en des occasions solennelles, admirant sans les envier les riches décorations, les costumes magnifiques, les illuminations, toujours joyeux, toujours prêt à crier « Vive saint Marc », bruyant mais respectueux, obéissant aux sbires et aux agents de la République. Outre les fêtes célébrées à date fixe pour commémorer des événements historiques ou politiques, les occasions ne manquaient pas d'organiser des réjouissances extraordinaires ainsi l'arrivée d'un souverain étranger qu'il s'agissait de satisfaire de toutes façons, d'émerveiller par des cérémonies somptueuses, d'étonne par le spectacle vraiment surprenant d'un peuple joyeux et content. Quatre patriciens des plus fortunés étaient attaches à la personne du monarque ; des sommes importantes étaient affectées à une réception digne de lui. Des cortèges de barques richement parées allaient à sa rencontre, on le logeait dans un palais ou venaient abonder les présents de gibier, de poisson, de vins, de liqueurs, de pâtisseries, de cristaux et de miroirs de Murano. On le conduisait quelquefois masqué, au théâtre, au Ridotto, on l'invitait aux bals que les notables donnaient en son honneur, à grand étalage d'argenterie, de velours, de draps d'or, de cierges par milliers. Il assistait aux célèbres régates et à l’illumination féerique du Grand Canal et du bassin de Saint Marc, aux dîners, aux soupers, aux tauromachies, aux défilés de chars représentant des allégories ou des sujets mythologiques.
Non moins somptueuses étaient les fêtes traditionnelles de la République. La plus célèbre était la fête de la Sensa ou Ascension, par laquelle étaient commémorées les origines maritimes, guerrières et commerciales de la grandeur vénitienne. Ce jour-la, sur le Bucentaure, magnifique bâtiment grand comme un vaisseau de guerre, mais étincelant d'or et drapé de velours rouge, et mu par l'effort cadencé de plus de cent rameurs, le Doge et la Signoria, les Magistrats, le Patriarche et les Ambassadeurs étrangers, partis du bassin de Saint Marc passaient entre deux rangs de navires de guerre ou de commerce pavoisés, escortés d'embarcations, péotes, gondoles et barques, dans le tonnerre de l’artillerie, aux sons des musiques, aux acclamations de la foule. Arrivé à Sant'Andrea del Lido, le Doge accomplissait le rite nuptial de l'anneau qu'il jetait dans la mer en prononçant les paroles fameuses: Desponsamus te, Mare, in signum veri perpetuíque domínii;
Au retour, un banquet fastueux était dressé dans le Palais ducal et, le soir, tous les convives assistaient au fresco, fêtes nautiques sur le canal de la Giudecca et au Lido, tandis que, place Saint~Marc, on inaugurait la Foire, vaste édifice d'aspect architectural, construit en bois et offrant à l’intérieur et å l'extérieur d'élégantes boutiques, rendez-vous tumultueux, pendant quinze jours, des Vénitiens et des étrangers de tout rang.
Venaient ensuite les fêtes historiques, célébrant les fastes de la République, entre autres celle commémorant, le jeudi gras, la victoire des Vénitiens sur le patriarche d'Aquilée., Ce jour-la le peuple assistait au « vol » d'un marin qui se laissait glisser le long d’un cordage de la pointe du Campanile jusqu'a terre. On représentait aussi les Forces d'Hercule, les hommes du peuple les plus gaillards grimpant les uns sur les autres formaient des figures compliquées et dangereuses. Puis la foule s’abandonnait complètement à la joie. Sur la place, sur la Piazzetta, sur le quai des Esclavons, devant les baraques où l'on exhibait des monstres humains et les animaux les plus étranges, autour des jeux en plein air, des charlatans, des chante-histoires, des marchands de friandises et de parfums, dans l’intérieur et sur la terrasse des innombrables cafés, au bruit assourdissant des trompettes et des clochettes, sous le jet des coriandres, dans les bals improvisés, les masques tourbillonnaient jusqu'â. la nuit avancée.
Le masque n'était pas seulement un attribut de carnaval, un ornement passager. C'était aussi un accessoire vestimentaire commode et discret, que l'on portait des semaines et des mois, non plus en temps de carnaval, mais en automne par exemple, pendant la foire de l'Ascension, ou dans des occasions extraordinaires telles que l'élection d'un doge. Revêtu du tabarro et de la baüta, homme ou femme, on pouvait librement se mêler à la foule on avait de ce fait revêtu un caractère qui délivrait de toute sujétion de fonction publique, d'âge, de sexe, de nationalité. Le Procurateur, le prêtre, l’Inquisiteur d'État, la femme du monde, le prince étranger de passage, quand ils avaient pris le masque, le masque bien connu, blanc, en forme de bec, devenait une baüta. Le magistrat tirait parti de cet incognito pour pousser ses enquêtes, les femmes pour chercher aventure ; en profitaient aussi les amoureux jaloux, le gentilhomme, le marchand, le vieillard, le greluchon. Imaginez combien ce déguisement, a la faveur des calli étroites et du mystère des gondoles, favorisait intrigues et aventures!
La fête la plus caractéristique était celle des régates, où le peuple vénitien apportait toute sa sensibilité poétique et tout son amour de la tradition. Être vainqueur aux régates était l’ambition constante et dominante du gondolier. L’honneur de la victoire rejaillissait jusqu'à ses nobles patrons. A l'époque des régates auxquelles participaient quelquefois même des femmes, le Grand Canal prenait un aspect féerique. Entre les palais des deux rives, tendus de damas et de tapisseries, bondés d'une foule bariolée et turbulente, allaient et venaient incessamment gondoles et barques, décorées richement et souvent avec la plus exquise fantaisie. On en voyait en forme de galères, de dragons, de divinités marines, de trophées militaires; d'autres figuraient d'étranges curiosités des pays exotiques, ou bien les quatre Éléments, les Arts, les Saisons, les Heures, des personnages de comédie.
Tout événement était prétexte à réjouissance : naissances, baptêmes, fiançailles, mariages, fêtes de saints, prises de voile donnaient motif à des réceptions, à des banquets, à des bals, à des soupers avec grand étalage de décorations d'intérieur et de costumes magnifiques.
Bourgeois et patriciens rivalisaient de faste. J'ai sous les yeux un registre ou sont inscrites les dépenses faites à l'occasion de la prise de voile d'une jeune fille de la famille Vendramin. Elle entrait au couvent de Saint-Zacharie, un des mieux fréquentés de la ville, avec des cérémonies dignes d'une reine. On distribua des pâtisseries de toute sorte, des rafraîchissements et des fleurs pour plusieurs centaines de ducats. Nombreux étaient les recueils de vers de circonstance, imprimés et relies richement que l'on offrit aux parents et aux amis, et ou s'étaient exercés a bon compte les plus fâcheux poètes.
Quant au peuple, pour sa part, il organisait les Sagre, petites fêtes de plein air qui mettaient en tumulte les petites et les grandes places pour la fête d'un saint, pour l'élection d’un curé. Tous, et les plus pauvres, luttaient à qui mettrait au vent le plus de bannières et d'étoffes, à qui mieux décorerait sa boutique, cependant que les marchands ambulants installaient en hâte baraques et cuisines pour vendre les gourmandises de la saison. Et toujours, naturellement, musiques, bals et chansons.
Mais la vraie, la grande passion des Vénitiens au XVIIIème siècle fut le jeu. On jouait dans les maisons, dans les « ritrovi », dans les cafés, dans les rues, malgré les défenses, et surtout au Ridotto. Le Ridotto! Lieu de réunions immortalisé par le pinceau de Longhi et de Guardi, où seuls les nobles pouvaient tenir la banque, revêtus de la toge et non masqués, comme si une telle obligation devait obvier à la ruine de milliers de familles. Les jeunes gens inexpérimentés s'empressaient vers ce lieu de perdition, et facilement ils y devenaient la proie des aigrefins et des courtisanes. En 1774 seulement, après une longue série de scandales, le Grand Conseil devait en ordonner la fermeture par un vote solennel et presque unanime.
On jouait aussi beaucoup dans les casíni, petits appartements meublés richement, et souvent avec un goût raffiné, et que les patriciens possédaient généralement aux environs de la place Saint-Marc.
On s'y réunissait entre amis sans avoir besoin de se rendre dans les palais éloignés. La plus grande intimité y régnait, en l’absence des domestiques indiscrets. C’étaient des lieux de rendez-vous commodes et discrets ou l'on bavardait, jouait, soupait; on allait y déposer le masque ou au contraire s'y masquer. Les premiers casíni dont on retrouve trace dans les archives datent du XVIe siècle. Peu å peu leur nombre s'accrut, encore que, devant le désordre et le scandale, les inquisiteurs en eussent fait fermer plus d'un. Au XVIIIe siècle, les casini firent fureur; il y en avait a San Moise, calle del Ridotto, et la Frezzeria. Le doge Lorédan lui-même avait le sien au-dessus des Procuraties, et tout le monde connaît la description faite par Casanova du casino très somptueux, propriété de l’ambassadeur d'Angleterre, et qu'il loua pour y recevoir la mystérieuse M .M . Ce casino était pourvu des commodités les plus raffinées, notamment d'une ouverture bien dissimulée par laquelle on passait les mets sans que les maîtres pussent être vus par leurs domestiques. De ces casíni, devenus furieusement de mode, non seulement les patriciens en possédaient, mais aussi les bourgeois, les étrangers et iusqu'aux dames qui ne s'y réunissaient pas uniquement pour tricoter. Oui, les dames elles-mêmes! et l'on peut voir encore, sur le pont des Baretteri, miraculeusement conservé, avec ses stucs polychromés et ses glaces de Murano, le casino de la procuratrice Venier.
Les théâtres étaient aussi très courus, théâtres de comédie, théâtres lyriques. On comptait a Venise, au XVIIIème siècle, tant publics que privés, quatorze théâtres jouant du commencement d'0ctobre au mois de mai et toujours fréquentés, au point de faire dire à Gasparo Gozzi : « Toutes les maisons sont à louer les soirs de spectacle. »
On donnait la comédie en automne et pendant le carnaval. Le peuple qui y affluait, par ses disputes, son tapage, ses saillies, formait à lui seul un spectacle, tandis que les patriciens, qui arrivaient masqués, ne manquaient pas de fêter de leurs loges sur le parterre des écorces d'oranges et parfois même des crachats. Au théâtre, ordinairement, pas de gardiens de l'ordre, mais, se faufilant partout, de nombreux espions, de ces fameux « confidents », habiles s'il en fut a rapporter aux Inquisiteurs tout ce qui leur paraissait suspect ou contraire aux lois. Au XVIIIème siècle, à Venise, le théâtre de comédie se transforme profondément. Grâce au génie de Goldoni il s'élève jusqu'au grand art. Mais que de colères, que de jalousies chez les adversaires acharnés de cette réforme! De part et d'autre des satires, des injures furent échangées, et l'on pense bien que Casanova, naturellement batailleur et verbeux, n'y demeura pas étranger.
L'opéra, sérieux ou bouffe, était représenté, non seulement en automne et pendant le carnaval, mais aussi pendant la foire de l'Ascension. C'était le spectacle vénitien par excellence, auquel assistait la société la plus choisie. Mais là non plus tout n'allait pas sans embarras. Le public se passionnait, non seulement pour la musique, mais aussi pour les chanteurs et les danseuses, les applaudissait à tout rompre, les couvrait de fleurs, de sonnets et de bonbons, leur lâchait des pigeons, tandis que les plus frénétiques, se penchant hors des loges, criaient qu'ils allaient se précipiter sur la scène aux pieds de la diva. D'autres, jaloux et mis en fureur par le bruit, hurlaient et sifflaient. Et la ville se divisait en deux partis, pour ou contre le librettiste, le musicien, ou les chanteurs, ou le maître de chœurs. De là des polémiques, des discussions à l'infini, dans les cafés, dans les casini, dans les « ritrovi » et jusque dans la sévère enceinte du Palais ducal.
Les Vénitiens, d'ailleurs, ainsi que l'a dit un illustre historien, par éducation et par goût, étaient tous épris de musique. Déjà le président de Brosses avait observé que «l’affolement de la nation pour cet art est inconcevable ». Les patriciens dans leurs demeures, les bourgeois dans les académies, les gens du peuple dans les rues et sur les places, les gondoliers sur les canaux, tous jouaient et chantaient. La musique triomphait, non seulement au théâtre, mais dans des concerts de plein air. Douces nuits de lune, enchantement éternel des artistes et des amoureux! Les nombreuses barques parcouraient le Grand Canal, balançant des lampions multicolores, au son des instruments et des chœurs populaires, tandis que de cette gondole perdue dans la nuit s'élevait une voix de femme jetant à la brise un chant de langueur et de volupté.
Et la musique triomphait dans les églises, dans de fréquentes messes solennelles, et dans les conservatoires, dans les asiles, dans les maisons d'assistance ou l'on apprenait aux fillettes orphelines la musique et le chant. Quatre de ces institutions, dirigées par les meilleurs musiciens des écoles de Venise et de Naples, luttaient entre elles, non seulement dans les cérémonies religieuses, mais dans les concerts. C’étaient la de vraies fêtes d'art auxquelles assistaient la meilleure société, les étrangers les plus notoires. Quelquefois, malgré leur caractère profane, le nonce du Pape présidait ces cérémonies. On distribuait à la porte les livrets des oratorios avec le nom des principaux artistes et l'on applaudissait les chanteurs, on discutait de leur mérite. Le ton de ces réunions était d'un exquis raffinement. Une toile très vivante de Francesco Guardi nous a conservé le souvenir de l'une d'elles. On y assiste â l’exécution d'une cantate par les élèves des quatre hôpitaux, réunies au nombre de cent dans la salle de l'Harmonie Philharmonique et divisées en trois classes. Rien ne nous échappe de la scène caractéristique retracée par le célèbre peintre, ni le luxe des décorations, ni le remue-ménage des « andriennes » et des « velade » (1), ni le va-et-vient mystérieux des baüte, ni la tache blanche des perruques, ni même le frémissement des archets. La morale, on le comprend, ne trouvait pas toujours son compte a ces mondanités. Les jeunes filles étaient bien séparées du public pendant l'exécution des morceaux, les règlements défendaient bien à tout homme, le maître de musique excepté, d'en approcher; mais les visites étaient, certains jours, autorisées jusqu'a 9 heures du soir. Alors les jeunes gens courtisaient leurs belles sous les yeux indulgents des surveillantes âgées, qu'il n'était d’ailleurs pas impossible de tromper à la faveur de l'ombre. Aussi des scandales, des enlèvements se produisaient-ils de temps à autre, tout comme dans les couvents. La cause en était due, non seulement au relâchement des mœurs (on prétend qu'en 1739 trois couvents se disputèrent l’honneur de fournir une maîtresse au nonce), mais aussi à la façon dont les novices étaient généralement recrutées. Souvent des familles, pour conserver intact aux garçons leur patrimoine, obligeaient avec plus ou moins de douceur leurs filles à entrer en religion. Les couvents n'étaient plus des lors l'asile de jeunes personnes dégoûtées de la vie et désireuses de se vouer à la prière et à la contemplation, mais une insupportable prison de cœurs rebelles, avides de liberté et de plaisirs. Trop souvent les parloirs n’étaient plus que des assemblées mondaines et bruyantes, ou venaient non seulement les parents, mais les amis, les protecteurs, les amants, ou sévissait la médisance, ou dominait la mode.
La mode, tyrannie des âmes et des corps, capricieuse divinité à laquelle on immolait temps, fortune et santé! Curieuse époque, celle ou la venue d'un mannequin vêtu à la dernière mode de Paris et nommé de ce fait la Piavola de Franza, était l'un des événements les plus importants de la saison. Comment alors s'étonner de voir les dames passer à leur toilette la plus grande partie de la journée ? Séances devant le miroir à rechercher minutieusement l'effet d'une dentelle, d'un ruban, d'une mouche, artifices propres à relever les beautés naturelles; heures patientes sous les doigts habiles du coiffeur ou chez le couturier, à discuter du choix d'une étoffe ou de la coupe d'une robe, la matinée passait vite. L'après-midi, leçons de danse pour acquérir la grâce souple et cadencée des menuets, puis, concerts, visites, conversations, promenades en compagnie de l’obligatoire sigisbée, lui
(1)L’andrienne désignait une-robe que les dames vénitiennes portèrent longtemps, et à laquelle Goldoni fait souvent allusion. Les velade ce sont les habits brodés, ou de teintes légères, que les nobles Vénitiens portaient au XVIIIème siècle.
aussi fils de la mode. Et le soir, théâtre, bals, soupers, ridotti, emplis du tintement des sequins perdus ou gagnés, fuites éperdues à travers les rues ou tourbillonnaient les masques, longues promenades en gondole dans l'ombre mystérieuse d'un felze. On les voit, semble-t-il, ces belles Vénitiennes, gracieuses, séduisantes, souriant sans trêve, ornées de perles et de bijoux, telles en un mot que sut les immortaliser l'art prestigieux de Rosalba Carriera, éblouissantes de charmes et de coquetterie. Comme elles devaient faire partager à ceux qui les courtisaient leur joie de vivre et leur faim de jouissances!
Ainsi vivaient les Vénitiens dans leur ville. Mais sitôt passées les fêtes de l'Ascension, les théâtres fermés, ils partaient pour la campagne et s'en allaient peupler les innombrables villas de la Brenta, des environs de Padoue, de Bassano, de Trévise, de Vicence. Ces villas surpassaient souvent en importance et en richesse les palais vénitiens. La vie oisive, interrompue quelques jours seulement par les travaux du déménagement, y reprenait de plus belle, fastueuse et brillante plus qu'à la ville. Toute sujétion étant abolie, les affaires publiques écartées, les relations devenaient plus intimes. Les patriciens luttaient alors de faste dans leurs équipages, dans leurs vêtements, non moins que dans les fêtes et dans les banquets. La villégiature avait toujours été chère aux Vénitiens de par les conditions naturelles de leur ville. Au XVIIIe siècle, la villégiature devint une mode, un besoin, une vraie manie, tournée en dérision avec infiniment d'esprit par Carlo Goldoni dans certaines de ses comédies qui empruntent à la villégiature leur titre et leur argument;
Manie funeste et parfois ruineuse, car non seulement les patriciens, mais aussi les bourgeois en étaient atteints, et même les gens du peuple qui y laissaient le plus clair de leur gain.
Villégiature, pour les Vénitiens d'alors, ne voulait pas dire repos, délassement des fatigues de l'année, bonheur de vivre aux champs, mais bien plaisirs succédant aux plaisirs, folies sans cesse dépassées par des folies d'invention nouvelle, de plus en plus bruyantes et coûteuses, pour éblouir les amis et confondre les voisins. Les promenades en voiture, les excursions aux sites proches, la chasse, la pêche, les jeux de plein air, les mascarades, les banquets, les concerts, et toujours et partout et surtout les jeux de hasard, la bassetta, le panfil, le pharaon, tous grands dévorateurs de sequins.
Les villas bordant la Brenta -- on en comptait au XVIIIème siècle cent quarante dans le seul parcours de Fusina a Padoue – étaient celles où on dépensait et recevait le plus. Il n’était jour que n'y accostât quelque burchíello chargé d'amis et de connaissances. Le burchíello était une barque élégante et commode, pourvue en son milieu d'une chambre bien décorée prenant jour par des fenêtres, garnie de meubles et flanquée de deux cabinets plus petits. C'était une maisonnette flottante. Extérieurement, le burchiello était aussi orné de belles sculptures représentant des enfants, des sirènes, des dauphins. Mû à la rame ou remorqué par des chevaux, il avançait lentement, mais le trajet ne paraissait ni long ni ennuyeux aux voyageurs qui employaient leur temps å jouer, plaisanter, banqueter, faire de la musique, tandis que les riverains, les paysans ébaubis applaudissaient au passage.
Une fois débarqués, les maîtres de la maison, en attendant l’heure de la table, organisaient mille divertissements d’où toute contrainte étai bannie. Le soir, les voisins accouraient par bandes, ainsi que le rapporte Antonio Longo dans ses Mémoires; les réunions comptaient alors plus de cent personnes, parmi lesquelles une trentaine au moins n'étaient ni connues, ni présentées, mais étaient venues entraînées par leurs amis. Et Longo d'ajouter : « Ont ne peut imaginer plus noble et plus libérale façon de donner de l'éclatàa une villégiature. » Les escrocs, alors innombrables, étaient bien de cet avis, Casanovas au petit pied qui visaient, non l'alcôve, mais l'office.
Les jardins, cultivés avec un soin extrême, formaient un indispensable complément à la beauté des villas vénitiennes du XVIIIème siècle. Ils étaient, cela s'entend, dessinés suivant le goût français, d'ou profusion d'arceaux, de bosquets taillés en murailles, en colonnades, en voûtes, en fenêtres; les arbres prenaient figure de pyramides, d'obélisques ou d'autres objets étranges. Dans les longues allées droites s'alignait un peuple de statues aux attitudes les plus diverses; des fontaines de marbre brillaient de mille jeux d'eau ; les plates-bandes fleuries étaient pavées de pierres de couleur, et des volières, et des cages, et des parcs peuplés de daims, de chevreuils, de faisans. Les jardins en un mot, tout autant que les villas et les palais, étaient au goût du jour. Cadre idéal, fond seyant à ravir aux dames poudrées qui s'y promenaient, plus séduisantes encore par leur costume à dessein négligé, aux cavaliers servants, aux petits abbés. Les compagnies se divisaient en couples qui s'enfonçaient au plus obscur des allées ou se perdaient par les labyrinthes; elles se reformaient dans les berceaux, dans les salles de verdure pour quelque jeu de société,
quelque aimable discussion ou concours poétique, tandis qu'au son d'un archet qui prélude s'esquisse un menuet sur le gazon des boulingrins. Et les satyres, les nymphes, de leurs socles de marbre, semblent sourire, indulgents, aux folies insouciantes de ces bergers d'Arcadie...
A la place de ces jardins, - les œuvres d’art qui les peuplaient aujourd'hui détruites ou dispersées, -s'étalent maintenant les moissons ou rougissent les pampres. M ais cette destruction est moins affligeante que la vue de ces autres jardins où règne l’affreux spectacle de l'incurie ou de l’abandon. A travers les grilles rangées de rouille, tordues, par delà le lacis épais des buis redevenus sauvages, regardons: voici les allées envahies
par l'herbe, les plates-bandes incultes, les fontaines muettes ; ici, une colonne brisée, plus loin une balustrade en ruine, des marches rongées de lichen et, par là-dessus, le lierre opiniâtre.
Plus aucun son, plus aucun chant, plus de ces fusées d'un rire d’argent. Un silence de mort sur le mystère des vestiges. Dans l’ombre des verdures vivaces, les taches blanches de quelques statues exilées, des fontaines, des grottes, des labyrinthes, des portiques, semblent les fantômes d'un passé que nous, esclaves d'un labeur accablant, assombris par la grise monotonie du siècle, nous évoquons avec un regret infini.
ALDO RAVÀ
traduit par Richard Ccmtinelli.
Les épreuves de cette Introduction avaient été corrigées par Aldo Ravà lorsque nous parvint la nouvelle de sa mort. Il nous est enlevé en pleine jeunesse, à peine âgé de quarante ans, mais laissant une œuvre qui le classe déjà au premier rang des écrivains d'art et des casanovistes.
Nous perdons en lui un collaborateur de la première heure, un de ceux qui nous avaient le plus sympathiquement encouragé à poursuivre notre tentative littéraire. Au lendemain de l’apparition du premier volume des Mémoires, il nous écrivait: « Magnifique! C’est le mot qui vient spontanément aux lèvres en effeuillant le volume; mais qui sait comme moi ce qu'il doit avoir coûté de soins, de correspondance, de projets faits et refaits dans une matière aussi peu et si mal connue, ayant à faire à différents écrivains de différentes nations, ne peut s’empêcher de crier au miracle pour l’entreprise si hardiment conçue et si bien commencée. »
Il nous est _particulièrement agréable de publier ces lignes, l'éloge s'adressant à tous nos collaborateurs qui tous ont ressenti cruellement notre douleur. Sa collaboration à l’œuvre que nous poursuivons était en effet à peine commencée. Il devait nous donner encore une Bibliographie casanovienne, que peu d’écrivains pouvaient établir comme lui. Il nous fournissait aussi, au fur et à mesure de notre publication, des notes et commentaires d'un intérêt sûr. Nous possédons d’ailleurs de lui nombre d'études fortement documentées et finement écrites sur la vie ou les œuvres de Casanova : nous en établirons un jour prochain l’instructif bilan. Nous lui devons aussi la publication de Lettres de femmes à Casanova, extraites des Archives de Dux, et que notre collaborateur Edouard Maynial a traduites en français. - Et certes, pour nos projets de Pages casanoviennes, sa collaboration nous aurait été précieuse.
Mais il ne fut pas qu`un éminent casanoviste. Il avait entrepris une série d`études documentaires et critiques sur les peintres vénitiens du XVIIIème siècle: Pietro Longhi,Giambattista Piazzetta ont déjà leur monographie. Nous ne savons encore si Mme Aldo Ravà, dont le culte pieux se double d'une intelligence affinée, retrouvera des notes suffisantes pour continuer cette œuvre.
La mort d`Aldo Ravà, comme nous l’écrivait dernièrement encore Pierre Grellet, « prive tous les casanovistes d'un conseiller sûr et à la complaisance inépuisable, et tous les pèlerins de Venise du plus exquis des guides ».
RA0UL VÈZE.
Manon Balletti
Edition de la Sirène - introduction du volume 5 - Texte d'Henri Régnier
C'est une des aventures les moins romanesques de la vie de Casanova, mais ce n'en est pas la moins singulière, car elle faillit se terminer par un mariage avec la charmante fille de la fameuse comédienne Silvia et du célèbre comédien Mario. Le couple que formaient sous ces noms Giuseppe Balletti et Giovanna Benozi était l'honneur du Théâtre Italien en France. Leur union avait donné le jour à plusieurs enfants, parmi lesquels une fille, Maria-Maddalena, née en I740, qui fut la Manon Balletti dont les attraits exercèrent sur l'inflammable Vénitien un empire, non seulement puissant, mais raisonnable. En effet, Casanova n'usa point envers la jeune Balletti des procédés qu'il avait l'habitude d'employer en ses amours. Il n'eut pas, d'ailleurs, avec elle, a recourir à son génie particulier dont ses Mémoires nous permettent d'apprécier toutes les ressources et d'admirer les merveilleuses inventions. Si Casanova aima Manon Balletti, ce ne fut ni par suite de circonstances exceptionnelles, ni du fait d'une de ces rencontres de hasard qui tiennent une si grande place dans l'existence de l'Aventurier.
Pour approcher de Manon Balletti, l'amant de la Religieuse de Murano n'eut besoin de faire appel à nulle intrigue et de s'ingénier à nul stratagème. Les événements qui le mirent en rapport avec la fille de Silvia furent des plus simples et des plus ordinaires. Quoi de plus naturel que Casanova, en 1757, arrivant de Venise, après sa fuite des Plombs, renouât connaissance avec le ménage Balletti à qui il avait été présenté en I75o, lors de son premier séjour à Paris, par leur fils Antonio. Ces Balletti étaient gens hospitaliers et d'aimable compagnie, aussi accueillirent-ils de leur mieux l'évadé.
Après les premières amitiés et les premières embrassades, quels beaux récits leur dut faire Casanova de la façon dont il avait faussé compagnie aux sbires de la Sérénissime République et comme on les dut bien écouter, Mario avec toute sa fine attention, Silvia avec tout son esprit, et leur fille Manon avec tout son cœur !
Manon qui, en 1752, au départ de Casanova, était encore une enfant, était à son retour, en 1757, devenue une jeune fille. Dans ses Mémoires Casanova lui donne quinze ans; elle en avait en réalité dix-sept, et elle était belle. Elle possédait, nous dit Casanova, « vertus, grâces et talents et ce savoir-vivre qui, dans tous les états, est, avec le tact et les convenances, le premier des talents ». Manon était donc une fille parfaitement bien élevée, en tout point digne de ces Balletti, famille charmante, Mario, acteur délicieux, Silvia, actrice incomparable, interprète sans rivale des Comédies de Marivaux. Le couple jouissait de la considération générale, et les amateurs portaient aux nues le feu de Silvia, servi plutôt par une physionomie spirituelle que par une beauté de traits achevée, mais qui captivait par sa finesse et sa perfection. Femme de théâtre, certes, cette Silvia, et dans l’âme, mais de mœurs irréprochables et, du public, tenue pour telle dans un accord que contredit, seule, la mention que fait d'elle, dans un de ses rapports, l'inspecteur de police Meusnier qui la note comme vivant avec Casanova, sa maîtresse, et l'entretenant, ce qui semble assez peu vraisemblable, quoiqu'il faille s'attendre d tout de la part du Vénitien, mais qui se peut expliquer par sa familiarité dans la maison et par sa détestable réputation. Cependant, si bien qu'il fut accueilli chez les Balletti, Casanova ne laissait pas de se répandre au dehors et de courir les bonnes fortunes que les hasards de Paris lui offraient, quoiqu'il fût tombé amoureux de l'aimable Manon qui, de son côté, éprouvait pour lui un sentiment des plus tendres. Ce diable d'homme rencontrait peu de cruelles !
Jusqu'ou allèrent les tendresses et les complaisances de notre Manon pour son sacripant Vénitien? Casanova affîrme dans ses Mémoires que leurs relations furent de sentiment et de passion et ne dépassèrent pas les limites permises. Il est certain que l'amour de Casanova pour la fille de son amie Silvia fut vif, mais non dépourvu de sérieux et de sincérité. Des projets de mariage furent formés, des promesses échangées, que connut Silvia, et qu'eût sans doute tenues Casanova, si, pour des raisons demeurées obscures, Manon n’avait assez brusquement rendu sa parole à son fiancé, en lui annonçant, par une lettre soudaine, qu'elle épousait à sa place le sieur François Blondel, architecte du Roi, ce qu'elle fit et fit peut-être bien de faire, car Casanova n'eût sans doute pas été le plus fidèle des maris...
De toute cette histoire, nous n'en saurions que ce que rapporte Casanova dans ses Mémoires, sans une circonstance heureuse qui nous permet de compléter le récit assez bref qu'il en fit. Manon Balletti ne tient pas grande place dans les souvenirs écrits du Vénitien, ou nous lisons de fort belles pages à propos de la mort de Silvia. Cependant Casanova y décrit les douloureux transports que lui causa sa rupture avec Manon, mais il avoue que son chagrin fut de courte durée. Au bout de trois jours, il était consolé. Néanmoins nous avons la preuve que Casanova n'oublia pas tout a fait l’héroïne d'une aventure qui faillit être matrimoniale puisqu'il conserva soigneusement, au milieu des traverses de son existence vagabonde, les lettres qu'il avait reçues de celle qu'il appelait sa chère Manon! Elles font partie des archives casanoviennes du château de Dux, et Aldo Ravd les a publiées dans son volume intitulé : Lettere di Donne, en y joignant un commentaire des plus intéressants. M. Édouard Maynial en a donné une édition française, précédée du portrait de Manon Balletti, d'après un tableau de Nattier.
La voici donc, cette charmante petite Balletti, si c'est bien elle que représente la charmante peinture du plus délicieux et du plus menteur des portraitistes (1). Elle y est peinte a mi-corps et figurée en Thalie, un petit masque a la main, parmi des draperies volantes qui l'environnent et dont elle soutient, d'un de ses bras, au-dessus de sa tête, les plis élégamment disposés. Elle a la gorge découverte et laisse voir un sein très agréablement formé. Sous une couronne de feuillages, son visage rieur est fait de deux yeux très noirs aux sourcils fournis, d'un nez délicat, d'une bouche gaie. Les joues rondes sont vivement fardées. Derrière elle se dresse un décor de théâtre ou l'on aperçoit trois minuscules personnages qui sont Colombine, Mezzetin et Arlequin. Charmante image, mais c'est sous un autre aspect plus simple et plus naturel qu'elle nous apparaît, cette jeune Balletti, dans les feuillets retrouvés de sa correspondance, sous un aspect plus vivant et plus familier. Elle n'est pas costumée en Thalie; elle est dans sa chambre, assise à sa table, devant son bougeoir, occupée à écrire a l'ami de son cœur. Parfois aussi, c'est de son lit qu'elle s'adresse à lui. Il est tard, mais il est bien doux de veiller avec la pensée de celui qu'on aime!
Ces lettres, tantôt elle les lui remet à lui-même par un de ces gentils stratagèmes qui sont familiers aux filles d'esprit, tantôt elle les lui fait tenir par quelque adroite ruse de soubrette, tantôt elle les confie à la poste, car Casanova est souvent un ami nomade, en route pour Dunkerque, puis pour la Hollande. Il revient, il repart; il reparaît, il disparaît selon l'exigence de ses affaires ou que le veulent les aventures, dont, incorrigible aventurier, il entremêle ses amours. Singulière façon de se préparer aux douces fidélités du mariage! Qui sait, cependant, s'il n'eut pas trouvé le bonheur auprès de la tendre Manon, mais la destinée est plus forte que les sentiments. Un Casanova est le jouet d'une fatalité capricieuse. Aussi jamais ne pourra-t-il se fixer nulle part et, vieilli, malade, confiné dans la morose retraite de
Dux, il s'en évadera, du moins en pensée, pour recommencer, la plume à la main, par l’imagination et le souvenir, le voyage de sa vie, en revivre les péripéties innombrables dont il rédige, pour la postérité, le récit véridique et merveilleux. Et qui sait si, pour en raviver un certain épisode, il n'a pas sorti du tiroir ou elle reposait la liasse de feuillets jaunis des lettres de Manon Balletti .
Elles sont au nombre de quarante et une, ces lettres, la plupart en français. Elles ont une double valeur, chronologique et sentimentale, une valeur «intrinsèque exceptionnelle, ainsi que le déclare Aldo Ravâ, par la sincérité de la pensée, la fraîcheur des sentiments, la variété des images, la vivacité du style ». Les premières sont d'avril à août 1757. Manon les écrivait, le soir, à Casanova pour lui communiquer ce qu'elle n'avait pu lui dire durant la journée. Elles forment un tendre et gracieux commentaire de la vie quotidienne. Il y passe un accent de passion véritable. Elles sont pleines de la douceur d'aimer et d’être aimée. Elles contiennent le secret de ce jeune cœur et elles avouent aussi ses inquiétudes. Souvent nous y lisons la recommandation de les brûler. Manon ne veut pas que l'on y puisse trouver trace de ses petites querelles d'amoureuse. Les amants n'ont-ils pas de ces brouilles passagères dont ils s'exagèrent l'importance momentanée ?Ah ! qu'il est gentiment et tendrement aimé notre Casanova, mais cela ne le retient pas cependant de courir les routes! Le voici parti pour Dunkerque. Les fidèles billets l'y suivent.
Casanova, de retour à Paris, la correspondance nocturne reprend. Elle a changé de ton. Aux premières anxiétés, s'ajoute de la jalousie et une jalousie réciproque qui, chez le jalousé, marque un certain agacement. Ingrat Casanova, il ne comprend donc pas ce qui s'offre à lui! Il ne sent donc pas ce que veulent dire ces bouderies, ces fiertés, ces justifications, tout ce manège d'un jeune cœur qui souffre, ces colères, ces airs offensés, ces larmes ? Ces lettres ou elle s'avoue ainsi tout entière, Manon ne cesse de les redemander, qu'on les lui rende, qu'on les détruise ! Et pourtant, elle ne se retiendra pas d'écrire encore. Casanova est en Hollande, le laissera-t-elle sans nouvelles ?
Non. Et puis n'a-t-elle pas besoin de se confier, de trouver dans l'affection de son ami un soulagement à ses peines. Elle a perdu sa mère, la comédienne Silvia. Elle a beaucoup pleuré et le chagrin l'a rendue laide. Elle parle de faire retraite dans un couvent et d'y chercher refuge. Elle est incertaine de son sort, et, au lieu de la soutenir, on la néglige, on l'oublie! Que sont devenus ces beaux serments, ces protestations passionnées ? Puisqu'on l'abandonne ainsi, que fera-t-elle ? Entrera-t-elle au théâtre comme on le lui propose ?...
Il est probable que, revenu à Paris, notre Vénitien n'eut pas trop de peine a dissiper ces fâcheuses impressions, mais, en 1759, le voici de nouveau en Hollande. Manon lui écrit de la « Petite Pologne ›› où elle habite en son absence, ce qui, dit-elle, fait fort jaser, mais elle se distrait de ces mauvais propos en donnant au voyageur de sages conseils... Vous fumez trop, Casanova, et puis il faut soigner vos rhumes et vos hémorroïdes! Elle aussi ne se porte pas bien, mais cela ne l'empêche pas d'aimer son Giacometto à la folie. La dernière lettre de Manon à Casanova est du mois de février 1760, mais la correspondance conservée à Dux est incomplète, car il y manque le billet que Casanova reçut à Amsterdam, de Melle Balletti.
On ne l'a pas retrouvé parce qu'il ne fut peut-être jamais écrit et n'est peut-être qu'une invention de l'auteur des Mémoires, ou nous le lisons. On en connaît la teneur. Manon rendait la liberté à Giacomo et lui annonçait son mariage avec l'architecte Blondel. C'était la rupture, mais quelle fut la véritable cause de ce congé ? Quelques querelles, quelques tracasseries, quelques griefs d'amoureux, suffîrent-ils à le préparer ou Manon, mieux éclairée sur le caractère de Casanova et sur la solidité de ses intentions matrimoniales, jugea-t-elle bon d'assurer son sort et d'en finir avec un projet de réalisation douteuse et ou elle n'envisageait plus le bonheur qu'elle y avait prévu. Est-ce désillusion ou calcul ? Faut-il voir le motif de la conduite de Melle Balletti dans ces « mauvais discours », dans ces « calomnies » auxquels elle fait allusion, lors de son séjour à la Petite Pologne et quelque méchante langue lui aurait-elle glissé à l'oreille le renseignement que consignait dans un rapport l’inspecteur de police Meusnier ?... Manon craignait-elle d’épouser en Casanova l’ancien amant de sa mère ? Ce n'est la qu'une supposition, mais elle n'est pas inacceptable. D'ailleurs ne regrettons pas un peu d’énigme dans l’histoire de Manon Balletti. Les femmes gagnent en grâce à demeurer quelque peu mystérieuses. N 'oublions pas non plus que, dans son charmant portraít par Raoux, en Thalie, la charmante Silvia porte à la main un masque. Que sa fille en garde un pour nous dans la galante et tendre Comédie, dont elle brusqua le dénouement un peu obscur, et qui pourrait s’intituler les Fiançailles de Casanova !
HENRI DE REGNIER
20 JUIN 1926
(1) Ce n’est pas elle. Il a été reconnu que le portrait attribué à Nattier par Aldo Rava est de Jean Raoux et représente la comédienne Silvia; mais pourquoi ne pas supposer quelque ressemblance entre la mère et la fille ?
La musique et les musiciens dans mes mémoires de Casanova
L'AUTOMNE de 1743 se penchait déjà sur les grands arbres de la villa Ludovisi, lorsque jacques Casanova, profitant d'une heure de solitude, y entraîna donna Lucrezia, sa nouvelle conquête. Tandis que tous deux, couchés sur le gazon, mêlaient leurs caresses et leurs larmes, un petit serpent « à couleurs changeantes, long d'une aune››, les vint regarder curieusement. Casanova, troublé dans un repos nécessaire, en conçut quelque inquiétude, mais donna Lucrezia le rassura en ces termes : «Ah! comme il nous observe! Son regard cherche à nous rassurer. Vois ce petit démon. C'est tout ce que la nature a de plus occulte. Admire-le : c'est certainement ton génie ou le mien. » Qu'il fut très amoureux, ou légèrement convaincu, Casanova dut convenir que « cette idole n'avait du serpent que la forme ou plutôt que l’apparence »... Près de trente ans après cette aventure, Casanova, vieilli, découragé, se promenait tout seul dans ces mêmes jardins, sans retrouver le charme que sa jeunesse avait prêté aux nobles perspectives dessinées par Le Nôtre. De ses longues courses à travers l'Europe, de ses aventures galantes qui l'avaient traîné dans toutes les ruelles, il n'avait recueilli qu'un peu d'expérience. « Misérable gain! Le raisonnement me menait à la tristesse, mère impitoyable de l’affreuse idée de la mort que je n'avais pas la force d'envisager en stoïcien. » L'épisode du serpent se représenta-t-il à ses yeux? Cela est probable ; il était trop caractéristique pour sortir de sa pensée. Cet animal aux couleurs changeantes, n'était-ce point le symbole de Casanova lui-même, habile à revêtir les formes les plus diverses, souple et glissant comme le serpent de la villa Ludovisi. On s'est attaché, depuis quelques années, à étudier les faces de ce multiple génie ; nous avons appris à connaître Casanova mathématicien, diplomate, homme d'affaires, littérateur ou simple aventurier. Entre tous ces aspects séduisants, ou étincelle l'esprit de Casanova, il en est un qui mérite quelque attention : c’est Casanova musicien et amateur de musique. Nous essayerons de le suivre a travers l'Europe, de reconstituer les spectacles auxquels il a assisté, de mentionner les musiciens qu'il a connus, en un mot de faire ressortir, dans les volumes des Mémoires, tout ce qui peut intéresser l'histoire de la musique au XVIIIe siècle.
Il y avait du reste à Venise une liaison étroite entre la musique et la danse. Sur les petites places au bord des canaux, ou dans les arrière-cours ensoleillées, les vieilles femmes chantaient des vilote, accompagnées du tambourin, et les jeunes filles autour d'elles déroulaient leurs rondes joyeuses. Comme tout bon Vénitien, Casanova était fort expert dans l'art de la danse : c'est à Constantinople, en I744, qu'il trouva pour la première fois l'occasion d'exercer ses talents; pendant le séjour qu'il fit dans cette ville, du milieu de juillet aux premiers jours de septembre 1744, il entretint de cordiales relations avec le fameux comte de Bonneval, connu en Orient sous le nom d'Achmet-Pacha. Bonneval était un grand original qui prenait un vif plaisir à étonner les gens par la combinaison d'un costume mi-français, mi-oriental. « Il se donnait la peine de mettre des souliers et des bas blancs, ce qui faisait un singulier contraste avec sa tête rasée et son menton si bien garni. » Homme de goût et amateur de musique, il était réputé à Constantinople pour ses fêtes et ses bals. « Bonneval, écrit Casanova, me fit jouir d'un spectacle charmant : des esclaves napolitains des deux sexes représentèrent une pantomime et dansèrent des Calabraises. Bonneval ayant parlé de la danse vénitienne appelée forlana, et Ismaël m'ayant témoigné un vif désir de la connaître, je lui dis qu'il m'était impossible de le satisfaire sans une danseuse de mon pays et sans un violon qui en sut l'air. Sur cela, prenant un violon, j'exécutai l'air de la danse... ››
Heureusement on découvrit sans peine une belle Vénitienne qui apparut, la figure couverte du classique masque de velours noir, et dont les formes voluptueuses enchantèrent Casanova.
« La nymphe se place, je l'imite et nous dansons ensemble six forlanes de suite. J'étais brûlant et hors d'haleine, car il n'y a point de danse nationale plus violente; mais la belle se tenait debout et, sans donner le moindre signe de lassitude, elle paraissait me défier. A la ronde du ballet, ce qui est le plus difficile, elle semblait planer. L'étonnement me tenait hors de moi, car je ne me souvenais pas d'avoir jamais vu si bien danser ce ballet, même a Venise. ››
Après quelques instants de repos, le couple dansa encore six forlanes, puis un eunuque ouvrit une porte, et la belle disparut mystérieusement. La forlane, originaire du Frioul, fut à Venise la danse populaire par excellence, le texte de Casanova montre qu'il y avait au XVIIIe siècle un air « national » pour la forlane, comme il y en eut un, au début du XI Xe siècle, pour la polka. C'était une danse à 6/8 ou à 6/4, d'un rythme assez rapide, mais plus lent que celui de la tarentelle, avec laquelle elle offre mainte analogie ; son caractère de gaieté robuste est encore accentué par les accords qui la scandent à la basse. Elle apparaît très souvent dans les airs de ballets du XVIIIe siècle, depuis les Fêtes vénitiennes de Campra, jusqu'à Aline reine de Golconde, de Montigny ; elle symbolise en général le caractère ou la vie vénitienne. Lorsque William Corbett publie à Londres, en I742, sa suite de concertos à sept parties intitulée Bizarrerie universali, il a soin de terminer par une forlane son concerto alla Venetiana. Quant aux figures diverses et à la «ronde du ballet›› dont parle Casanova, elles sont plus difficiles à préciser; au début du XIXe siècle un célèbre maître de danse les décrivait en ces termes qui se rapprochent de ceux des Mémoires :
« L'amour et le plaisir sont visibles dans cette danse. Chaque mouvement, chaque geste est fait avec la grâce la plus voluptueuse. Animée par l’accompagnement des mandolines, des tambourins et des castagnettes, la femme s'efforce par sa rapidité et sa vivacité d'exciter l'amour de son partenaire... Les deux danseurs s'unissent, se séparent, se rejoignent, se jettent dans les bras l'un de l'autre, se séparent de nouveau et dans tous leurs gestes montrent alternativement l'amour, la coquetterie et l'inconstance. »
A plusieurs reprises Casanova mentionne complaisamment la forlane ; pendant le carnaval de 1754, au cours de ses amours avec C. C. et M. M., il prend part à un bal donné à Murano, dans un couvent de religieuses; déguisé en Pierrot, il danse des menuets, des contredanses et enfin « douze forlanes avec la plus grande vigueur. »
Ces bals mêlaient ainsi les danses populaires aux danses à la mode, comme le menuet et la contredanse. Enfin, en 1759, à Bonn, Casanova assiste à un bal donné par l'électeur de Cologne, où tous les invités étaient costumes en paysans. « On ne dansa que des contredanses et des allemandes. » Il ne s'agit pas ici de l'allemande à 2/4 de la suite française ou italienne, mais de l'allemande à 3/4 ou Ländler, prototype de la valse actuelle.
« Deux de ces dames dansèrent la furlane, et l'électeur eut un plaisir infini à nous la faire danser. J'ai déjà dit que la furlane est une danse vénitienne et qu'il n'y en a pas au monde de plus violente. On la danse tête-à-tête, un cavalier et une dame; et comme les deux danseuses prenaient plaisir à se relever, elles me firent presque mourir. Il faut être bien vigoureux pour faire douze tours, et après mon treizième, n'en pouvant plus, je les suppliai, d'avoir pitié de moi. On dansa bientôt après une certaine danse ou, à un certain tour, on saisit une danseuse et on l'embrasse. »
Cette dernière danse était sans doute une valse ; dès 1594 le Traité de danse de Johann von Munster recommandait à chaque cavalier, entre deux figures d'allemande, d'embrasser sa danseuse «aussi bien sur la bouche, si tel était l'usage du pays.» Croyons que Casanova ne se fit point prier, pour suivre cette prescription.
Après son séjour a Corfou, Casanova quitta le métier militaire et revint à Venise vers le 1er décembre 1745. Sa situation était précaire et il avoue - à regret, semble-t-il - qu'il fut obligé de penser à un métier pour gagner sa vie ; il s'essaya dans celui de joueur de profession et, après avoir fait une expérience peu encourageante, il se décida à devenir violoniste. «Le docteur Gozzi m'en avait assez appris pour aller racler dans l'orchestre d'un théâtre, et ayant exprimé mes vœux à M. Grimani, il m'installa à celui de son théâtre de San-Samuele où, gagnant un écu par jour, je pouvais me suffire en attendant mieux. » Ce théâtre San-Samuele avait été construit en 1655 par Giovanni Grimani : on y donna des spectacles d'opéra à partir de 1710. Casanova y remplit ses fonctions jusqu'au 15 avril 1746, c'est-a-dire pendant l'époque du carnaval, ou les spectateurs affluaient en foule dans les théâtres de Venise. En 1745, le théâtre San-Samuele représenta Il Pandolfo, comédie musicale de Giuseppe Scolari, et l'O1impiade, drame musical de Métastase et Ignazio Fiorillo; en 1746, eut lieu la première d'Orazio Curiazio, drame musical de Ferdinando Bertoni. Les partitions de ces opéras sont fort rares et nous n'avons pu examiner l'importance des parties de second violon que remplissait probablement Casanova.
Ce fut probablement la seule période de sa vie ou il gagna assez pour s'entretenir sans avoir besoin de personne, et ce souvenir lui inspira plus tard cette belle déclaration : «]'ai toujours cru heureux l'homme qui peut se vanter de se suffîre. » Au reste, ce métier de violoneux comportait quelques avantages : ce furent de joyeuses aventures, de longues flaneries par les quais et les ruelles, des mariages et des fêtes ou Casanova utilisa son archet pour faire danser. Vers le 15 avril I740, Casanova jouait comme ménétrier au palais de Soranzo, pour les noces de Girolamo Cornaro, lorsqu'un incident fortuit le mit en rapports avec M. de Bragadin qui devint son protecteur.
« un opera bufia dont la musique de Buranello était excellente et les acteurs fort bons. » Henriette y admira fort le final du second acte, et Casanova s'empressa de le lui procurer. On sait que le surnom de Buranello désigne Baldassare Galuppi, né à Burano en 1706.
Depuis le 24 mars I748, il était maître de chapelle à Saint-Marc de Venise, et ses opéras-bouffes étaient joués dans toute l'Italie ; celui que vit Casanova est assez difficile à identifier, parce que les historiens de Galuppi ne citent pas d'ouvrages de ce compositeur qui aient été joués d Parme en 1749. Il s'agissait sans doute d'un des nombreux opéras à succès donnés avant cette date : en 1747, on avait représenté à Venise Il protettore alla moda ; le théâtre de San-Moise avait donne, le 27 décembre 1748, Bertoldo, Bertoldine Casacenno, de Goldoni, musique de Galuppi et Ciampi. Casanova pourrait bien faire allusion à cette pièce qui fut accueillie avec enthousiasme et provoqua, à Paris même, de nombreux pastiches. Casanova et Henriette assistèrent ensuite à un concert donné « dans la salle voûtée d'une maison de campagne » près de Parme ; les invités étaient tous des Français ou des Espagnols d'un certain âge. « Le concert commença par une superbe symphonie; ensuite les deux acteurs (Laschi et Melle Baglioni) chantèrent un Duo avec beaucoup de goût et de talent. Vint ensuite un élève du célèbre Vandini donna un Concerto de violoncello qui fut fort applaudi. » Filippo Laschi n’était sans doute pas un inconnu pour Casanova, puisqu'il chantait souvent d Venise à la même époque : Burney le cite comme un bon chanteur et un excellent acteur. Quant aux demoiselles Baglioni, elles étaient six sœurs, toutes cantatrices; les plus connues étaient Giovannina et Clementina. Nous avons bien peu de renseignements sur ce Vandini dont la Bibliothèque royale de Berlin possède trois sonates manuscrites pour violoncelle et basse.
Après cette audition, Henriette prit le violoncelle des mains de l'exécutant et recommença le concerto, accompagnée de tout l'orchestre, au milieu de l’enthousiasme général. Il faut bien reconnaître que le geste était de fort mauvais goût et peu digne de cette femme du monde dont Casanova admirait l'aisance et les manières. Il en fut cependant très ému et « disparut pour aller pleurer dans le jardin où personne ne le voyait ». Il venait d'offrir sans succès un clavecin à Henriette et ne soupçonnait point ses talents.
« Dès le lendemain matin elle eut un excellent violoncello, et bien loin qu'elle m’ennuyât jamais, chaque fois elle me procurait une jouissance nouvelle; et je crois pouvoir dire qu'il est impossible qu'un homme qui aurait de la répugnance pour la musique n'en devienne pas passionné, si l'objet qui l'exerce y excelle et si cet objet est celui qu'il adore. La voix humaine du violoncello, supérieure à celle de tout autre instrument, m'allait au cœur chaque fois que mon amie en jouait. »
C'est la un des rares passages ou Casanova nous communique directement ses impressions musicales. Par une heureuse fortune, son séjour à Paris de 1750-1752 lui inspire les pages les plus intéressantes des Mémoires au point de vue qui nous intéresse. Arrivé à Paris le 1er juin 1750, Casanova fit bientôt, par l'entremise de Patu et de Crébillon, la connaissance de Melle Fel et de Lany, maître de ballets a l'Opéra.
« Il tardait à Patu de me conduire à l'Opéra pour voir l'effet que ce spectacle ferait dans mon esprit; car effectivement un Italien doit le trouver extraordinaire. On donnait un opéra dont le titre était les Fêtes vénitiennes, titre intéressant pour moi. »
Patu avait eu la main heureuse ; cet opéra-ballet de l' « ingénieux » Campra était une œuvre des plus séduisantes sous son apparence assez bizarre. La première avait eu lieu à l’Académie royale de Musique le mardi 17 juin 1710, et depuis cette date, il y avait eu des reprises en 1712, 1713, 1721, 1732, 1740. Avant de donner les Fêtes vénitiennes, Campra avait déjà placé dans la même ville un de ses ballets: le Carnaval de Venise, joué le 20 janvier 1699; le décor y représentait la place Saint-Marc et les « réduits de Venise ››.
« Après une symphonie très belle dans son genre, exécutée par un orchestre excellent, on lève la toile, et je vois une belle décoration représentant la petite place Saint-Marc vue de la petite île Saint-Georges; mais je suis choqué de voir le palais ducal à ma gauche, et le grand clocher à ma droite, c'est-à-dire l'opposé du vrai. Cette faute comique et honteuse pour le siècle commence à me faire rire et Patu, à qui j’en dis la raison, dut en rire comme moi. »
Les Archives de l'Opéra ne renferment malheureusement aucun document qui nous permette de préciser l'accusation de Casanova; mais il est impossible qu'elle soit erronée : il a examine le décor avec ses yeux de Vénitien, et le détail est d’ailleurs conforme à l’esthétique du temps, moins soucieuse que la nôtre d'un réalisme qui tend très vite â s'exagérer. La partition porte l’indication suivante : « Le théâtre représente le port de Venise ou le Carnaval paraît au milieu d'une troupe de masques. » Si le décor était exact, on devait apercevoir la Piazzetta, vue du péristyle de San Giorgio Maggiore, avec le palais des Doges à droite et le campanile à gauche. « L'action, continue Casanova, était un jour de carnaval, temps auquel les Vénitiens vont se promener en masque dans la place Saint-Marc. On y représentait des galants, des entremetteuses et des filles qui nouaient et dénouaient des intrigues ; les costumes étaient bizarres et faux; mais le tout était amusant. »
Les Fêtes vénitiennes se composaient primitivement de trois entrées et d'un prologue; mais elles appartenaient, comme l`Europe galante de Campra, à ces spectacles très artificiels ou l'on pouvait ajouter ou retrancher des actes à volonté. En fait, la reprise du 16 juin 1750 comportait le nouveau Prologue et trois entrées : les Devins, l'Amour Saltimbanque, le Bal. Les Devins mettaient en scène, sur la place Saint-Marc, une jeune bohémienne qui donnait une série de consultations ; dans la seconde entrée, l'Amour arrivait avec une troupe de saltimbanques chantant et dansant; enfin pour le Bal, le théâtre représentait une place et dans le fond le Ridotto » ; le prince Alamir est amoureux d'une Vénitienne ; pour lui complaire, il fait organiser un bal où paraîtra l’objet de sa flamme. Il n'y avait, comme au le voit, aucun lien entre ces différents épisodes, simples prétexte á des ballets et divertissements ; pourtant le mot d’ « amusant », employé par Casanova, est celui qui paraît le mieux caractériser l'attrait de ce spectacle. Au milieu d’impardonnables longueurs, Antoine Danchet avait semé des vers assez heureux, tels qu'en offre cette invocation à l'Amour.
Tu la fais préférer aux jours les plus charmants,
Tu rends dans ces moments
Les amants plus hardis, les beautés moins timides…
« La musique, quoique belle dans le goût antique, m’amusa un peu à cause de sa nouveauté, puis elle m'ennuya. La mélopée me fatigua bientôt par sa monotonie et par les cris poussés mal à propos. Cette mélopée des Français remplace, à ce qu’ils prétendent, la mélopée grecque et notre récitatif, qu'ils détestent et qu'ils aimeraient s'ils entendaient notre langue. »
Il faut peser tous les mots de ce paragraphe et y distinguer une question théorique et une question pratique. Le goût antique, c'est le style de Lully, qui pouvait paraître démodé en 1750, surtout pour un Italien habitué à la verve des Pergolèse et des Galuppi. La symphonie du prologue, admirée par Casanova, était une ouverture à la française, avec un mouvement grave en sol mineur, puis un allegro. Quoiqu’elle soit de lignes assez amples, elle ne constitue pas une des meilleures pages de l'opéra. Quant à la question du récitatif, c'était depuis un demi-siècle un grave sujet de discussions ; il est piquant de rapprocher l'opinion de Casanova d'une anecdote rapportée par son amie Sarah Goudar :
« Les Français, naturellement gais, bâillent aux opéras de Naples, et les Italiens ne manquent pas de dormir profondément à celui de Paris. Je me souviens à ce sujet d'un Vénitien qui se trouvant à ce spectacle, lorsqu’on représentait les Fêtes vénitiennes, demanda à un Français qui était à côte de sa loge, un moment avant que l’opéra finit : « Signor, quando si canta? - Eh, morbleu, Monsieur répondit le Français en colère, ne l'entendez-vous pas ? Il y a quatre heures qu'on chante. -- Le dimando perdono, Signore, lui dit le Vénitien, se io ho fatto questa domanda, perche nel mio paese non e cantare questo, si chiama salmeggíare. »
Mélopée, psalmodie, tels sont les termes dont les Italiens usent à l’égard du récitatif français; Rousseau écrit : « Dans une langue pesante, sourde et sans accent, le récitatif n’est que du chant, des cris, de la psalmodie ; on n'y reconnaît plus la parole. ›› Mais il reconnaît que les Italiens eux-mêmes abusent du récitatif, dont la longueur finit par être fastidieuse, Casanova avait pu connaître en Italie deux types de récitatifs - le recítatívo secco, utilisé de préférence dans l’opéra buffa, consistant en une sorte de déclamation quasi parlando, appuyée sur une basse peu variée - et le recítatívo accompagnato, soutenu par tout l'orchestre et réservé surtout aux passages dramatiques de l'opera seria. Or le récitatif français de Lully et de Rameau se rythme, se modèle sur les paroles, tantôt ralenti, tantôt coupé d'accents, ce qui explique que Casanova lui reproche â la fois sa monotonie et ses cris poussés mal à propos.
En fait le récitatif des Fêtes vénitiennes est souvent d'une ligne simple, expressive, rappelant les meilleurs passages de Lully. La dernière entrée, que d'ailleurs Casanova ne vit point, celle des Sérénades et des Joueurs, débute par deux pages qui comptent parmi les plus belles de tout l'opéra français :
Mais l'Amour jaloux a des yeux
Dans les pages qui suivent, Casanova donne quelques détails sur la représentation. « Ce qui surtout me fit bien rire, et c'était fort risible pour un Vénitien, ce fut de voir sortir des coulisses le doge avec douze conseillers, tous en toge bizarre, et qui se mirent à danser la grande passacaille.» C'est ici une erreur dans les souvenirs de Casanova : l'opéra ne renferme pas de passacaille ; on y trouve des airs variés, des gigues, des passe-pied, des chaconnes, des menuets, des contredanses et une belle forlane en sol mineur. Patu lui fait admirer ensuite « un grand et beau danseur masqué et affublé d'une énorme perruque noire qui lui descendait jusqu'à la moitié de la taille et vêtu d'une robe ouverte par devant qui lui descendait jusqu'aux talons » ; c'était Louis Dupré qui représentait successivement un Espagnol, le maître de danse et un masque ; c'est dans ces deux derniers rôles que Casanova l'admire surtout. Nous ne nous attarderons pas aux quelques lignes consacrées à la Camargo et souvent reproduites.
En voici d'autres qui sont fort suggestives :
« Ce qui me plut beaucoup à l'opéra français, ce fut la promptitude avec laquelle les décorations se changeaient toutes à la fois par un coup de sifflet; chose dont on n'a pas la moindre idée en Italie. Je trouvai également délicieux le début de l'orchestre au coup d'archet; mais le directeur avec son sceptre, allant de droite à gauche avec des mouvements forcés, comme s'il avait du faire aller tous les instruments par la seule force de son bras, me causa une espèce de dégoût. J'admirai aussi le silence des spectateurs, chose si nouvelle, pour un Italien. »
La question du chef d'orchestre est fort intéressante; J.J Rousseau écrivait dans son Dictionnaire : « Combien les oreilles ne sont elles pas choquées à l'Opéra de Paris du bruit désagréable et continuel que fait avec son bâton celui qui bat la mesure et que le petit Prophète compare plaisamment à un bûcheron qui coupe du bois...
L'Opéra de Paris est le seul théâtre de l'Europe ou l'on batte la mesure sans la suivre; partout ailleurs on la suit sans la battre. ››
Raguenet, dès 1702, s'extasiait sur les orchestres d'Italie : « Un seul homme placé au clavecin dirige de l'œil la voix et les instruments; on remarque à peine qu'il préside à l'exécution. Cependant personne ne bronche; tout s'exécute avec la dernière justesse, tant les Italiens sont consommés dans la musique. ›› Cette opposition de méthode explique bien l'étonnement de Casanova. Pourtant la manière française de battre la mesure finit par gagner aussi l'Italie ; trente ans plus tard, Goethe formulait des plaintes analogues, en entendant un oratorio au Conservatoire de l'église des Mendiants ; il traite cette coutume de « tapage impudent », « d'incongruité ». « Je sais, écrit-il, que les Français ont cette habitude. Je ne l'aurais pas supposée chez les Italiens, et le peuple y semble accoutumé. »
Dès 1751, il s'était trouvé en relations avec la cour de Saxe :
« M. le comte de Looz, ambassadeur du roi de Pologne et électeur de Saxe à la cour de Versailles, m'invita en 1751 â traduire en italien un opéra français susceptible de grandes transformations et grands ballets annexés au sujet de l'opéra, et je fis choix de Zoroastre de M. de Cahusac et Rameau. Je dus adapter les paroles à la musique des chœurs, chose difficile. Aussi la musique resta belle, mais la poésie italienne ne brillait pas... »
Ce Zoroastre fut représenté à Dresde, le 17 janvier 1752, avec Adriano in Siria, de Métastase et Hasse. Ce fut un spectacle extrêmement composite: on avait conservé l'ouverture et quelques chœurs de Rameau; Johann Adam, maître de chapelle et de ballets à Dresde depuis 1737, avait ajouté une musique nouvelle. Le livret de Casanova était précédé d'une curieuse Protesta où l’auteur s'excusait d'avoir présenté une tragédie contraire à tous les dogmes du christianisme, n'ayant eu d'autre dessein que d'introduire dans le spectacle une copieuse variété de machines, de ballets et de décorations.
Casanova retrouva à Dresde sa mère, Giovanna Casanova, qui avait d'ailleurs joué dans Zoroastre. « Pour faire plaisir aux comédiens et à ma mère en particulier, je fis une pièce comi-tragique où je fis paraître deux arlequins. C'était une parodie des Frères ennemis de Racine. Le roi rit beaucoup des disparates comiques dont mon drame était farci, et j’en reçus un superbe présent. »
Ce présent consista en cent thalers en février 1753 et quatre-vingts thalers en mars, accordés par Frédéric-Auguste II à Casanova. Ce dernier avait du reste un goût assez vif pour le métier de librettiste; nous le verrons s'y consacrer à plusieurs reprises ; les manuscrits du château de Dux renferment encore Il Plebiscito fatale, drame héroï-comique, Il Collerico, comédie en musique, et Tetide e Peleo .
Après ces succès Casanova quitta Dresde ou il laissait sa mère, son frère, et sa sœur mariée à Pierre Auguste, maître de clavecin et organiste à l’église catholique de Dresde depuis 1756. Il se rendait à Prague, porteur d'une lettre pour Locatelli, entrepreneur de l’Opéra. Ce dernier était fixé à Prague depuis le commencement de I749, et son contrat venait précisément d'être renouvelé le 6 avril 1753 : il avait monté en 1750 Ezío, en 1752 Issipile, de Gluck, la même année Leucíppe, de Hasse, Il Re Pastore, de Graun, Quantz et Gluck. Locatelli quitta définitivement Prague en I757.
« C’était, dit Casanova, un caractère original et qui valait la peine d'être connu. Il mangeait tous les jours à une table de trente couverts, et ses convives étaient ses acteurs, actrices, danseurs et danseuses et quelques amis. Il présidait noblement à la bonne chère qu'il faisait faire ; car sa passion était de bien manger. »
De Prague, Casanova se rendit à Vienne, ou sa première visite fut pour le célèbre Métastase, dont il admira la parfaite modestie.
Métastase lui lut quelques strophes sur son précepteur, Vincent Gravina, s'attendrit à ce souvenir et déclara que celui de ses opéras qu'il préférait était Attílío Regolo. « On a traduit à Paris tous vos ouvrages en prose française, lui dit Casanova; mais l’éditeur s’est ruiné, car il n'est pas possible de les lire : cela démontre l’élévation et la force de votre poésie. » Métastase lui affirma « qu’il n’avait jamais fait une ariette sans la mettre en musique lui-même, mais qu'ordinairement il ne montrait sa musique à personne. »
Nous le retrouvons à Paris, chez son ami Balletti, le mercredi 5 janvier I757; l’intéressante famille des Balletti a été l’occasion de récentes études et nous ne reviendrons pas longuement sur elle.
Silvia Balletti, actrice célèbre de la Comédie-Italienne, de son vrai nom Jeanne-Rose- Guyonne Benozzi, avait quatre enfants : un fils Antoine-Étienne, oflícier du roi à Paris, un autre Jules-Antoine qui se fixa à Vienne, un troisième Louis-Guillaume que nous rencontrerons à Stuttgart; et enfin cette charmante Magdelaine ou Manon Balletti qui écrivit à son fiancé Casanova une série de lettres si fraîches et si tendres. On faisait beaucoup de musique dans cette maison de la rue du Petit-Lion que les Balletti partageaient avec les Favart.
Manon possédait «un clavecin fait par Jouanes Carmans, trois guitares, un violon, une mandoline, trois ou quatre cartons de musique non reliés. » Lorsqu'elle épousa l'architecte Blondel, son contrat de mariage mentionnait «un clavecin à grand ravalement de Ruckers, peint en vert et doré, une harpe et son fourreau, deux guitares et un violon». Entre le mois d'octobre 1758 et le mois de janvier 1759, Casanova quitte ses amis pour faire son premier voyage diplomatique en Hollande; il assiste à Amsterdam, avec la belle Esther, à un concert composé classiquement d'une symphonie, d'un concerto de hautbois et d'une suite d'airs italiens chantés par son ancienne amie, Thérèse Imer.
Rentré à Paris le 10 février 1759, Casanova mène la vie la plus agréable, assistant aux concerts de La Pouplinière avec Manon Balletti, poursuivant une intrigue assez scandaleuse avec Melle X. C. V. (Giustiniana Wynne), fiancée du fermier général. On le voit au théâtre et dans les endroits à la mode. «Je me dirigeai vers les Tuileries où l'on donnait un concert spirituel. C'était un motet composé par Mondonville, et les paroles étaient de l'abbé de Voisenon, auquel j’avais donné le motif : les Israélites sur la montagne d'Horeb. Ce morceau, écrit en vers libres, était une nouveauté qui faisait du bruit. »
C'est par Mme Favart que Casanova avait fait la connaissance de l'abbé de Voisenon en 1751; notre aventurier était bien fait pour s'entendre avec le spirituel « Magot ››. « Ce fut de moi, écrit-il, que l'abbé de Voisenon conçut l'idée de faire des oratorios en vers ; ils furent chantés pour la première fois aux Tuileries les jours ou les théâtres sont fermés pour cause de religion. ››
Il est fort possible que l'abbé de Voisenon ait dû à Casanova l'idée première de ces oratorios, fort goûtés en Italie depuis Carissimi, alors qu’en France on préférait les motets dont La Lande avait donné de nombreux exemples.
« L’oratorio, dit Grimm, est un drame tiré de l'Écriture Sainte ou bien de l’histoire ecclésiastique, ou du moins relatif à la religion et à ses mystères. On les partage en actes et en scènes, quoiqu'on ne soit pas en usage d'employer ces noms. »
Favart en distingue judicieusement l'origine dans les Mystères du moyen âge. Nous ne pouvons apprécier ces oratorios que par le seul livret de Voisenon; la musique de Mondonville, restée manuscrite, semble avoir disparu. Les oeuvres de Voisenon contiennent quatre drames lyriques : les Israélites sur la montagne d'Horeb, les Fureurs de Saül, le jeune Macchabée et Samson. Ces poèmes sont courts et ne dépassent pas les proportions d'un psaume à grand choeur, mais l'action en est ingénieuse, le style simple et suffisamment expressif. Si les avis furent très partagés en France à leur apparition, c'est qu’ils arrivaient après la Querelle des Bouffons et qu'ils eurent contre eux les partisans de la musique italienne. Grimm déplore l'ignorance totale où l’on est en France du genre lyrique ››, mais veut bien reconnaître quelques qualités à ces vers: sans les déclarer « sublimes ›› et dignes de Métastase, comme le fait Favart, on peut cependant apprécier en eux une tentative fort intéressante dont l'honneur rejaillit peut-être sur Casanova. Celui-ci, du reste, qui confond sans cesse les événements de 1758 et ceux de 1759, place en 1759 l'oratorio des Israélites; il avait été donné en réalité le 14 mars 1758, et ce furent les Fureurs de Saül qu'on entendit au concert spirituel du 3 avril 1759.
Le 20 septembre 1759, Casanova quitta Paris pour un second voyage en Hollande ; de là il passa en Allemagne et séjourna à Stuttgart du 15 mars au 2 avril 1760. Il faut compter parmi les pages les plus brillantes des Mémoires celle qu'il consacre à la description de la cour et des fêtes du duc Charles-Eugène de Wurtemberg.
« Il avait comédie française, opéra italien sérieux et bouffon et vingt danseurs italiens dont chacun avait été premier dans l'un des grands théâtres de l'Italie. Noverre était son chorégraphe et son directeur des ballets; il employait quelquefois jusqu'à cent figurants. Un machiniste habile et les meilleurs peintres décorateurs travaillaient à l'envi et à grands frais pour forcer les spectateurs à croire â la magie. Toutes les danseuses étaient jolies et toutes se vantaient d'avoir fait, au moins une fois, les délices de Monseigneur. »
Casanova se trouvait à Stuttgart en pays de connaissance : il y vit une compatriote, la Gardella, fille du gondolier Gardello et maîtresse en titre de Charles-Eugène depuis 1757. « Rassasié de ses charmes, le duc la mit à la retraite avec le titre de Madame. » Elle avait épousé le maître de ballets Michel del Agata que Casanova avait déjà rencontre à Munich. Chose piquante! dix-neuf ans plus tard, Casanova, devenu espion au service de la Sérénissime République, dressait un réquisitoire contre le même del Agata, devenu impresario de San Benedetto, sous prétexte que son ballet de Coriolan « excitait
Dans des cerveaux attentifs et tout un esprit d'indépendance qui s'est traduit par des raisonnements fâcheux et par d'étranges paroles ».
Le 28 décembre 1779, del Agata reçut l'ordre de faire disparaître son ballet, sous peine de mort.
D'autres encore fêtèrent l'arrivée de Casanova: une danseuse vénitienne, la Binetti, Louis- Guillaume Balletti et sa femme, fille de l'acteur comique Bernardino Vulcano, enfin Kurtz, « bon violon, qui avait été son camarade à l'orchestre de San Samuele ». Andreas Kurtz était entré dans l'orchestre de Stuttgart en 1753, avec Jommelli, et il y resta jusqu'au 29 juillet 1774, aux appointements de 750 florins; sa fille Catharina Kurtz, «ravissante personne », sur laquelle s'extasie Casanova, était danseuse et recevait 730 florins.
Casanova consacra sa première soirée à l’opéra, inauguré en 1750 et dont les représentations faisaient grand bruit. Le 11 février 1760, pour l’anniversaire du duc, on avait repris Alessandro nell'Indie, de Jommelli ; c'est probablement le spectacle auquel assista Casanova; Michel del Agata le renforçait de deux ballets pantomimes donnés à la même occasion : les Indiens du royaume du Grand Mongol et Orphée et Eurydice. D'ailleurs le moment était des plus favorables; le carnaval était à Stuttgart le prétexte de mascarades et de divertissements; on parlait beaucoup des nouveaux engagements faits par le duc ;au début de mars étaient arrivés le célèbre Noverre et sa femme, Mme Gourgaud dite Dugazon avec ses deux filles, Marianne et Rosette. Casanova fit scandale an théâtre en claquant des mains, à un moment ou le duc n'avait pas donné le signal des applaudissements. Il n'exagère rien en raillant la discipline gai régnait à l’opéra de Stuttgart; un Édit de 1759 avait précisément réglé avec minutie la hiérarchie des places : au parterre les cavaliers et les officiers, aux premières loges la cour, aux secondes l’état-major, le corps diplomatique, la magistrature, aux troisièmes les musiciens, les comédiens et comédiennes « wann sie nicht agiren », les commerçants, libraires, orfèvres et leurs femmes.
Casanova avait mal débuté à Stuttgart; il continua en déplaisant à la favorite et fut obligé de quitter précipitamment le Wurtemberg.
En avril 1760 il était à Zurich où il conçut la singulière idée de se faire moine; cette vocation du reste fut de courte durée. Il accompagna Orelli et Pestalozzi au concert de la ville.
« Seul spectacle qu’on trouvât à Zurich et auquel ne pouvaient assister que les personnes qui étaient membres de la société et les étrangers auxquels il en coûtait un écu, malgré l’honneur d’être présenté par un des membres… Je trouvai le concert mauvais et m’y ennuyai. Les hommes étaient tous ensemble à droite, les femmes à gauche. »
Après 1760, nous ne trouvons plus dans les Mémoires que des renseignements assez brefs sur la musique. De décembre 1760 au 5 février 1761, Casanova est à Rome avec la famille de Raphaël Mengs; il fréquente le théâtre Aliberti « où le castrato chargé du rôle de la prima donna faisait courir toute la ville ». Casanova donne sur lui des détails circonstanciés, mais sans nous livrer son nom. En 1763, pendant son séjour à Londres, dont le récit est si pittoresque, il ne mentionne ni théâtres, ni acteurs, mais relate simplement un concert de chant donné à Covent-Garden par la signora Sartori, laquelle est assez difficile à identifier. Quatre ans plus tard, le voici de nouveau à Vienne où il rend visite à Métastase le 1er janvier 1767; il consacre ses soirées à l'0péra où dansait Vestris et à son ami Campioni, qui se rendait à Londres en qualité de directeur de ballets à Covent-Garden. L'année suivante, se place son voyage en Espagne ; pendant son séjour à Madrid, il s'émerveille de voir danser le fandango « dont je croyais avoir une idée juste et dont j’étais à mille lieues. Je ne l'avais vu danser qu'en Italie et en France, sur la scène ; mais les danseurs se donnaient bien de garde d'y faire les gestes qui rendent cette danse la plus séduisante et la plus voluptueuse possible. Chaque couple, homme et femme, ne faisant jamais que trois pas et jouant des castagnettes au son de l'orchestre, font mille attitudes, mille gestes d'une lasciveté dont rien n'approche. Là se trouve l’expression de l'amour, depuis sa naissance jusqu'à sa fin, depuis le soupir qui désire jusqu'à l’extase de la jouissance. »
Enthousiasmé, Casanova se hâta de prendre des leçons de fandango et au bout de trois jours il dansait dans la perfection. A ce moment, il eut l'occasion d'exercer encore une fois ses goûts de librettiste; un Vénitien, maître de chapelle de la cour, vint lui demander, dans le plus bref délai, un canevas à mettre en musique. Voila notre homme à l'œuvre : au bout de trente-six heures il a termine un opéra en un acte ; quatre jours plus tard, la musique était composée et la pièce en répétition. « Le maître de chapelle reçut de beaux présents ; mais moi, on me crut au-dessus d'un poète qui travaille pour de l'argent, et je fus payé en applaudissements, vraie monnaie de cour. » Ces élucubrations hâtives rentraient dans les habitudes italiennes du XVIIIème siècle ; nombre d'ouvrages dramatiques ne nous sont connus que par leur titre ; peut-être n'y a-t-il pas lieu de regretter, en l'espèce, que nous ne possédions plus ni le libretto de Casanova, ni la musique de son collaborateur anonyme.
Après un troisième séjour à Rome, Casanova se rend a Florence, puis à Bologne, à la fin de mai 1771; c'est dans cette dernière ville qu'il rencontra le célèbre soprano Carlo Broschi dit Farinelli, auquel Burney avait fait, un an auparavant, une visite fort intéressante. « Broschi, dit Casanova, pouvait avoir soixante-dix ans; il était fort riche, jouissait d'une bonne santé, et malgré cela il était malheureux, n'ayant rien à faire. » Il regrettait ses brillantes années d’Espagne, rongeait son frein dans la solitude et, pour comble de malheur, était
tombé éperdument amoureux de la femme de son neveu. Casanova l'entendit jouer au « piano » un air de sa composition et Burney confirme ce détail :
« Farinelli a abandonné le chant depuis longtemps, mais il s'amuse encore sur son clavecin et sur sa viole d'amour. Il a un grand nombre de clavecins faits dans différents pays et qu'il a nommés suivant la place que tiennent dans son esprit les plus grands peintres d'Italie. »
Les Mémoires s’arrêtent à l’année I774, peu de temps avant le retour de Casanova à Venise, et la vie de l'aventurier présente encore, de 1774 à I798, un certain nombre de lacunes qui se combleront peu à peu. Une bibliothèque vénitienne possède un curieux recueil de nouvelles théâtrales rédigées par lui sous le titre de Messager de Thalie, du 7 octobre à la fin de décembre 1780; il disserte longuement sur les pièces de Voltaire, Le Sage, Destouches et Dancourt jouées par une troupe française au théâtre San Angelo : nous savons que les mêmes acteurs donnaient des opéras-comiques de Grétry et d'Anfossi ; mais Casanova n'en fait pas mention. Casanova critique musical : quel couronnement c'eût été pour cette longue carrière où la littérature avait joué un si grand rôle!
de ce prisme incomparable, ne cherchons pas des couleurs sans mélange ou des images définitives : Casanova n'a jamais poursuivi que son plaisir; s'il a parfois pénétré d'un regard plus aigu les hommes et les choses, c'est un peu par hasard à la suite d'un détail amusant et d'une observation pittoresque ; s'il reste jusqu'au bout « philosophe » et « chrétien », il se plait à revêtir cette philosophie des habits les plus changeants, à lui mettre ce masque de velours noir que ses doigts libertins allaient soulever sur le visage des belles Vénitiennes ; nulle devise ne lui convient mieux que cette phrase, qui fut dite par une jolie femme à son ami le cardinal de Bernis : Toujours constant, jamais fidèle. Dans le domaine de la musique, comme dans les autres, il mérite qu'on s'attache à ses souvenirs, parce qu'il juge sans parti pris et que sa vie errante l'a mis en contact avec beaucoup d'hommes célèbres, dispersés à travers l'Europe ; les pages qu'il consacre à l'0péra de Paris ou au théâtre de Stuttgart sont dignes d'être retenues et mises en valeur. Si parfois nous éprouvons quelque scrupule à fréquenter Casanova, suivons l’exemple de Lorenzo da Pontes qui se plaisait « a rechercher sa conversation toujours intéressante, prenant chez cet homme ce qu'ii y avait de bon et fermant les yeux, en faveur de son génie, sur ce que cette nature avait de pervers ››.
Georges CUCUEL.
Casanova et mademoiselle de Romans
Et Melle Romans persistait dans la défense, douce mais tenace, de son corps virginal. Un soir, Casanova la conduit, dans son jardin, sous une allée couverte ; « Mais j’eus beau lui dire les choses les plus séduisantes, j’y perdis mon latin. Je la tenais enlacée dans mes bras, je la couvrais des plus ardents baisers ; mais sa bouche ne m'en rendit pas un seul, et ses belles mains, plus fortes que les miennes, opposèrent à mes entreprises téméraires des obstacles insurmontables. Arrivé cependant par un dernier effort et par surprise jusqu’au péristyle du temple, et dans une position ou toute résistance aurait été inutile, elle me pétrifia par ces paroles, qu'elle prononça avec ce ton angélique auquel l'homme délicat n'a jamais résisté: « Ah ! Monsieur, soyez mon ami, et ne me perdez pas. » Je mis un genou en terre, et prenant sa main, je lui demandai pardon, lui jurant de ne plus renouveler mes tentatives. Je me relevai et lui demandai un baiser en signe de pardon. Ce fut le premier et le seul que son âme pure m’accorda à l'instant ».
Notre Vénitien se rendit bien compte qu’il faudrait payer de la chaîne matrimoniale la possession de ce beau corps. Peut-être eut-il quelques instants d'hésitation; mais le goût de l'indépendance, la passion de l`inconnu, ses vastes ambitions l’emportèrent : il résolut seulement de fuir au plus vite la tentation, mais non sans avoir auparavant frappé l’imagination de la jeune fille et de sa famille. Curieux de toutes choses, l'esprit d'ailleurs remarquablement meublé, Casanova avait déjà en maintes occasions approché les sciences astrologiques, voire même la magie qui lui avait valu l'opulente protection de Mme d'Urfé Il travaille à l'horoscope de Melle Romans, à l'aide d'un livre d’éphémérides et en utilisant les indications précises que la jeune fille lui avait fournies sur sa naissance. Et il « se détermine ›› â lui affirmer que la fortune l’attendait à Paris, où elle deviendrait la maîtresse du roi; mais il fallait que le monarque la vit avant qu'elle eut atteint sa dix-huitième année. Dans ces conditions elle aurait de lui « un fils qui devait faire le bonheur de la France ››.
La Charpillon et Conchita Peres
La Charpillon -- avec l'article-particule qui ennoblit le nom d'une artiste, comme il avilit celui d'une courtisane -- la Charpillon ! Une femme séduisante, excitante, que Casanova désira de toute sa chair avide, et qu'il ne put posséder. Une femme qui affola l'aventurier au point de le conduire aux confins du crime, suicide ou assassinat.
Parmi les fervents des Mémoires, qui n'a lu avec passion ce lamentable épisode de la carrière d'amour du Vénitien ? Et combien sont-ils qui ont, ou bien haussé les épaules, ou pensé que Casanova, sujet a caution, avait brodé sur les traits de l'héroïne et sur les péripéties de l'aventure, avait façonné un être d'exception pour attirer sur lui la pitié du lecteur, au détriment même de sa réputation solidement établie de séducteur ? Et bien, la Charpillon a existé, et elle était bien a Londres en 1763, en compagnie de son édifiante famille - des Suissesses représentant mal les antiques « vertus pastorales ››, écrit un historien Helvète sur laquelle les Mémoires nous fournissent déjà quelques détails reconnus exacts, et dont des documents circonstanciés nous permettent de suivre d'assez près les avatars.
Sa grand'mère, Catherine Brunner, fille aînée d’un pasteur d'Ablentschen, Bernoise d'origine, avait pris le nom de son amant Augspurgher ; elle eut de lui quatre enfants, parmi lesquels la mère de la Charpillon, Rose-Élisabeth, née à Berne vers 1720. Cette dernière s’adonna à la galanterie dans sa ville natale, sous les auspices de sa propre mère : de très bonne heure, elle était célèbre, pour son libertinage, dans les cabarets en renom, A l'Ours, A 1'Étoí1e. Elle mit si peu de discrétion dans la poursuite des clients qu'elle fut expulsée avec sa mère, ses tantes et ses sœurs. La famille échoua en Franche-Comté ou elle vécut, à en croire une version des Mémoires de Casanova, non seulement du produit des charmes de celles des Augspurgher qui pouvaient encore attirer la clientèle, mais aussi de la vente
d’un certain « baume de vie ››, dont - étrange coïncidence - longtemps après, en I777, la Charpillon devait envoyer un échantillon à John Wilkes à Londres, et que d'ailleurs, dès 1772, une annonce du London Chronicle prônait comme un "admirable remède de famille".
Peut-être aussi est-ce dans la vieille cité bisontine que naquit Marianne- Geneviève Augspurgher, dite plus tard la Charpillon; mais rien n’est moins certain. A Besançon, le cercle des relations était trop étroit pour l'entreprenante famille, qui se dirigea sur Paris vers I739. Elle avait déjà avec elle, et sans doute comme factotum intéressé au développement des affaires, un certain Rostaing, individu louche que nous retrouverons à Londres où il se faisait ou se laissait appeler Charpillon. Ce personnage, au nom retentissant, et dont un des prénoms est particulièrement justifié, Antoine, Louis, Alphonse, Marie, comte de Rostaing, fut repéré par la police parisienne comme un « joueur de profession » ; il comptait même en I76o parmi les « guerluchons » de Marguerite Brunet, procureuse de profession, qui dès, 1749 offrait à Casanova/lui-même « une personne qui n'est que depuis deux jours à Paris, et qui surpasse infiniment celle dernière que je vous ai fait voir. Elle est fort jolie; grande et bien faite, car il semble qu'elle ait été moulée ». Quel insatiable appétit charnel que celui de maître Giacomo !
Quant à Rostaing, un rapport de police du 30 octobre 1753 nous le présente sans fard. « C'est un jeune homme qui ne se soutient que par le jeu, et l'on prétend qu'il a déjà, par les vicissitudes de la fortune, ruiné deux à trois filles avec lesquelles il a vécu ».
La vie à Paris de cette recommandable « séquelle ›› fut la continuation de celle de Berne; ses faits et gestes attirèrent même l'attention du fameux inspecteur de police Meusnier qui a dressé, non sans humour, en une série de rapports d'une précision parfaite, une sorte de répertoire biographique, anecdotique des professionnelles de la débauche, aussi bien que des honnêtes dames qui se complaisaient dans le délit d’adultère et rivalisaient de dévergondage avec les filles publiques.
Le 16 avril I750, ce « policier homme de lettres ››, ainsi que le qualifie Paul d'Estrée, contait en ces termes pittoresques la carrière mouvementée de la famille Augspurgher :
« Il y a environ dix a douze ans que Catherine Brunner, ses trois sœurs et sa fille vinrent demeurer à Paris. Elles sont originaires de la ville de Berne en Suisse, de pauvre famille, puisqu'elles ont été élevées aux dépens des abbayes de ce pays, qui sont à peu près ce que sont ici les Enfants trouvés ou les Enfants bleus.
« Catherine Brunner fut jolie et peu cruelle, elle eut d'un nommé Auspourger, bourgeois de ce pays, une fille qui fut nommée Rose-Élisabeth Auspourger. Si sa mère eut été sage, elle eut fait sa fortune, car le sieur Auspourger étant devenu veuf peu de temps après, il l'aurait indubitablement épousée et légitimé sa fille, puisqu’il l'avait fait baptiser sous son nom, mais son libertinage empêcha ce mariage. Elle éleva sa fille dans le même train de vie, et on pourrait dire d'elle ce que Cithéride dit en commençant son histoire qu'elle ne s'est jamais connue p…
« En effet, a peine pouvait-elle bégayer qu'elle fut corrompue. Les cabarets de l’0urs, de l'Étoile, du Sauvage et de la Clef d'0r à Berne et des environs furent les temples ou les prémices de cette jeune victime furent immolés à Vénus. Sous les yeux de sa mère et sous sa conduite, elle fit de si grands progrès et choisissait si peu son monde qu'elle était â quatorze ans le reste des palefreniers et des laquais de la ville.
« Le Gouvernement helvétique ayant appris qu'on ne les qualifiait plus que du titre de chourren, en français p..., leur ordonna de sortir de la ville et offrit de payer les frais de leur voyage. Ce fut un M. Artaud, pour lors commis du sieur Planchaud, banquier de la régence de Berne, qui paya de poste en poste ce qu'il en coûta pour leur voyage.
Cet Artaud est maintenant banquier à Paris, rue Plâtrière. Quoique Catherine Brunner, mère de notre héroïne, eût eu soin de répandre dans Berne qu'elle n'allait à Paris que pour recueillir une succession d'un docteur Brunner, fort connu dans cette ville, dont le fils, surnommé le Médecin suisse, demeure encore aàla Grande-Batelière, tout le monde sait qu'elle ne lui est point alliée, et qu'elle vint demeurer chez une certaine dame de Coligny, rue Pagevin, dans la maison d’un cordonnier, en chambres garnies, ou elle mit en étalage les charmes de sa fille et le reste des siens qui commençaient dès lors à être grandement surannés. C'était Julie Brunner, tante de la demoiselle Auspourger, qui cherchait les chalands. Un des plus considérables fut le prince de Lichtenstein, alors ambassadeur de l'Empereur, qui devint amoureux de demoiselle Augsbourg. On lui fit valoir la chose, et il paya en ambassadeur le reste des palefreniers de Berne sur le pied d'un p... tout neuf. Les choses furent cependant mises sur le bon ton, apparemment, qu'il ne s'aperçut pas de la fraude, car il la mit dans ses meubles et lui fit une pension honnête. Mais s'étant aperçu qu'elle ne se contentait pas d'un ordinaire, et qu'elle lui donnait des adjoints, il l'abandonna. Comme elles n'avaient rien économisé, elles furent bientôt obligées de se plier à la nécessité, et tout, sans distinction de qualité ni de pays, fut admis chez elles.
« La mère, de son côte, née laborieuse, faisait son possible pour seconder Rose-Élisabeth Augsbourg, sa fille. Un certain juif, dont on ne dit pas le nom, croyant sans doute être dans le pays de Chanaan, fourragea comme en terre ennemie et grossoya la mère et la fille, qui accouchèrent dans la même chambre, et à quinze jours près l'une de l'autre.
« Il serait difficile de nombrer ici ceux à qui elles distribuèrent leurs faveurs, mais comme il en est de différents genres, plusieurs s'en plaignirent par la suite. M. d'Arlac, officier suisse, est un de ceux qui a le plus de droit de se plaindre, car il est, dit-on, dans un état a ne pouvoir jamais espérer de guérison.
« Il y a quelque temps qu'elles eurent une affaire avec le chevalier Desfonts, capitaine dans le régiment de Conty. Indépendamment des menus frais qu'il avait faits chez elle, il leur prêta manuellement 500 livres, dont il retira cédule. Sa passion éteinte, il redemanda les 500 livres. On voulut éluder, mais comme il était nanti et plus que satisfait, il les traduisit en justice. Ce fut pour se garantir de ses poursuites, ou plutôt pour se venger, qu'elles l'accusèrent d'avoir mal parlé du roi, de ses ministres et du gouvernement. Leurs raisons ne furent cependant point écoutées. Il fallut payer. C'est ce qui les fâcha le plus. »
« M. de Berchiny les a fréquentées pendant quelque temps, ainsi que les sieurs d'Halvil, officier aux gardes suisses, Phiffer, Petitbois et Blammer, maître de mathématiques, mais tout cela est disparu. Elles donnent maintenant dans l'aventure.
« Elles demeurent toutes cinq ensemble rue et porte Saint-Honoré, dans la maison du sieur de Plancy. La demoiselle Auspourger est âgée de vingt-huit à trente ans, grande, bien faite, brune, de beaux yeux noirs bien fendus, et, à l'excepti0n du rouge et du blanc qu’elle met en quantité, et des boutons et tumeurs qui ornent son visage, elle serait assez ragoûtante. Ses tantes et sa mère sont à peu près, à quelques années de différence, âgées de quarante à quarante-huit ans.
"Soit par jalousie de métier ou pour se rendre nécessaires, elles présentèrent à M. Laurent, pour remettre à M. Berryer, une liste de plusieurs femmes, qu'elles accusaient de mal vivre. Voici à peu près les noms des principales : la princesse de Montbéliard, la comtesse de Mégrigny, les demoiselles Gonthier, Pichard, Legrand, Pélissier, Le More, Villeneuve, Vitry, Dubreuil et Vareine, dont elles ont fait les portraits avec des couleurs qui ne leur sont point favorables."
Ces « dangereuses femelles, tissu abominable de calomnie et de mensonge » , qui se donnaient « des airs de duchesse et eurent l'imprudence de se dire de la famille du prince de Nassau, stathouder de Hollande... pour attraper quantité de personnes sous cet air de noblesse »
- ainsi s'exprime un autre rapport de Meusnier -- s'attirèrent, par leur dévergondage et surtout par leur manque de scrupule, nombre d'ennemis dont certains, particulièrement puissants, durent solliciter des pouvoirs publics leur éloignement de Paris. Nous ne savons au juste à quelle date elles transportèrent leur industrie à Londres, mais ce dut être entre 1760 et 1762 : en 1760, Rostaing, nous l'avons vu, était encore d Paris , et en 1762 la Charpillon devenait, à Londres, la maîtresse de Morosini.
« Et vous une vieille maquerelle, je vous connais. » Ceci se passait en 1758 ou 1759; la jeune fille était donc née en 1745 ou 1746, et sans doute à Paris puisque, en 1750, Meusnier constate que Catherine Brunner, ses trois sœurs et sa fille étaient à Paris depuis douze à treize ans ( en réalité depuis onze ans au plus, car Catherine Brunner, et sa famille furent expulsées de Berne en 1739). Marianne avait donc, en 1763, lorsque Casanova la rencontra pour son malheur à Londres, dix-sept ou dix-huit ans. Pourquoi avait-elle pris le nom de guerre de Charpillon ?
Peut-être du nom d'un amant de sa mère; nous en sommes réduits aux conjectures. Dans le milieu ou elle vivait, ayant derrière elle trois générations de courtisanes avérées, elle devait exercer de bonne heure la même carrière; elle n'y manqua pas, et elle le fit avec une assiduité, une perversité rares. Dans les premiers mois de 1762, Goudar, l’aventurier folliculaire, auteur de 1'Espion chinois - auquel Casanova prétend avoir collaboré - l'avait procurée à Morosini, envoyé extraordinaire de Venise à Londres : « Elle n'était pas sur le grand trottoir, mais elle ne tarderait pas sans doute à s’y lancer. » Goudar l'avait d'ailleurs trouvée å son goût puisqu'il avait sollicité, en rémunération de ses services, une nuit d'amour dans le lit de la jeune beauté après le départ de l’ambassadeur, mais il fut, lui aussi, frustré.
A Morosini succédèrent lord Frédéric Calvert, baron Baltimore, lord Richard, comte Grosvenor, M. de Saa, ministre du Portugal, d'autres encore, mais en passant seulement, aucun de ces personnages n’ayant éprouvé pour la fille un attachement durable. Puis lord Hervey Herbert comte de Pembroke, libertin de marque, qui avait d’ailleurs guidé les premiers pas de Casanova dans les endroits de plaisir de Londres, eut un avant-goût de la duplicité de la Charpillon, qui promit ses baisers contre une somme déterminée, perçut l'argent, mais ne donna rien en échange. Toutefois, en expérimenté viveur, lord Pembroke ne poursuivit pas ses tentatives et se contenta de se venger par quelques légitimes insolences.
C’est alors que Casanova la rencontra, et vécut avec elle l'aventure lamentable, ou il faillit sombrer, et qu'il nous conte en des pages inoubliables, les plus poignantes peut-être des Mémoires. Il n'est pas permis au reste de douter de la véracité du récit, au moins dans ses grandes lignes; nous en avons par ailleurs d'évidentes confirmations. Et d'abord il a été retrouvé, dans les manuscrits laissés au château de Dux par Casanova après sa mort, deux lettres de l’héroïne, signées « Marianne de Charpillion, adressées à Monsieur, Monsieur de Seingal à Londres », d'une écriture et d'une orthographe fort incorrectes. On s'explique aisément que l’instruction de la fille Augspurgher ait été négligée par les Suissesses, ses ascendantes ; qui avaient bien d'autres soucis en tête.
La première lettre, très courte, datée du 13 décembre 1763, fait déjà une allusion précise à la « mauvaise humeur» du chevalier, et lui rappelle la promesse qu’il a faite de dîner avec la famille. Nous lui conservons toute son incorrection.
« Je ne say pas Monsieur si vous aves oublier l'angajement de samdie passer, pour moy je me souvien que vous aves consanti de nous fair le plaisir de venir dinner avec nous aujourdhui lundi le I2 du mois, je voudrais bien savoir si votre mauvaise humeur vous a quitter, cela me fera plaisir, adieu annatendan l'honneur de vous voir. »
« Marianne de Charpillion. ››
La seconde, sans date, mais probablement du commencement de 1764, porte seulement comme indication : « Ce mercredi a deux heures ›› ; le texte confirme bien le caractère des relations de notre Giacomo avec la jeune et belle rouée.
"Monsieur. Comme je pren beaucoup de par å tout ce qui vous regarde je suis très mortifié d'aprendre la mauvaise nouvelle de votre incommodité, j'espère que cela sera si peut de chose qu'aujourdhuy ou demin nous auron le plaisir de vous avoir chec nous bien portant
Et en vérité le présen que vous m'ave envoyée est si joli que je ne sai vous faire comprendre combien il me fait plaisir et combien jan fait de cas, et je ne sai pas ce qui vous pousse a toujours vouloir me faire anrager de me dire que c'est ma faute que vous étes remplie de bille pendans que je suis aussi inossante qu'une enfen qui vien de nétre et que je voudrois vous rendre aussi dou et aussi passien que votre sang deviendroit un vrais sirop clarifiîée cela pourrois vous arrivé si vous suiviez mon avi. Je suis Monsieur votre très humble servante."
Casanova ne nous laisse pas ignorer que, même après avoir subi quelques déceptions, il ne se présentait guère chez la Charpillon sans lui porter « un présent de prix ›› ,' et c'est d'un de ceux-là qu'elle le remercie.
A relire avec soin les derniers mots de cette lettre, il est aisé de se convaincre que Casanova a bien dépeint, dans ses Mémoires, la duplicité de cette dangereuse sirène. Il a d'ailleurs écrit contre elle et sa famille, hors des Mémoires,
des pages sévères retrouvées dans ses manuscrits au château de Dux. Ayant une première fois a se défendre contre les attaques anonymes d'un des membres ou des souteneurs de la famille Augspurgher, il prépara une note qu'il destinait sans aucun doute à être publiée dans un journal londonien, et dans laquelle il exhalait toute son amertume.
Le lâche qui m'a écrit une lettre anonime, calomnieuse et menaçante, saura à présent que je ne crains point des effets funestes des mensonges qu’il peut faire insérer dans les papiers publiques. S'il y insère des vérités, elles me feront honneur. je ne me mêle point, ni pour ni contre, dans ce qui est arrivé entre l’officier et ces Messieurs que je ne veux pas connaître. Si Lundy je lirai sur les feuilles des impostures outrageantes, on y lira Mardi de vérités cuisantes que exposées au grand jour on ne révoquera pas en doute.
« Ces vérités seront des anecdotes qui auront pour objet toutes les personnes qui dans cette affaire devroient chercher plutôt le moien de me calmer que celui de m'irriter.
« Ce n'est pas que je cherche a ralier avec la jeune personne que j'ai eu la bassesse d'aimer. Non. Je scais ce qu'elle vaut, et je demande pardon â Dieu si je l'ai crue dans mon aveuglement susceptible des sentiments. Je soutiens même qu'elle avait raison de me mépriser, puisque je l'aimois; actuellement elle devroit m'aimer puisque je la méprise.
« Mon mépris ne blessera pas son amour-propre, car sa belle devise consiste dans ces mots (cela m'est égal), je l'ai découverte également insensible aux politesses qu'aux affronts.
« Si celui qui m'a écrit aura le noble courage de se faire connoitre de moi, je le mettrai à portée de gagner mon estime, si il reste incognito je ne le regarderai que comme un vil faiseur des lettres anonimes, qui ne cache son nom que pour n'être point obligé à prouver les calomnies qu'il m'endosse. Je souhaite que le flambeau de la vérité l'éclaire.
« Mon écriture est connue. » ,
Dans la suite, lorsqu'il fut traîné devant la cour de justice, il rédigea, soit pour le juge Fielding, soit pour lui-même ou la postérité, un mémoire cinglant qu'il ne publia cependant pas. En voici le texte, retrouve' à Dux :
« Il y a quatre ans et demi que j'ai fait donner a Paris 4.000 francs a ces femmes en marchandises, j'en ai retiré trois lettres de change acceptées et endossées par elles, mais les friponnes partirent de Paris avant leur échéance, changèrent le nom d'Ausburg en celui de Charpillon, et vinrent mener mauvaise vie à Londres avec un Français
qui s'appeloit Rostaing, et qui prit icy Londres le nom de Charpillon, et se fit croire mari de la Augsburg, et père de la demoiselle. Cette Demoiselle a dix-sept ans, et elle n'a à Londres aucun caractère. Elle est maîtresse tantôt d'un, tantôt d'autres, et gagne par là de quoi entretenir sa mère, sa grande mère et ses trois vieilles tantes, et son prétendu père. Il n'y a qu'à s'informer dans le Danemark street, et leurs infamies sont connues. Elles n'ont rien, et si elles veulent vivre elles sont obligées de se servir de moiens que les loix crétiennes et civiles deffendent.
«Je suis arrivé à Londres il y a six mois, et je les ai vues chez elles, et la jeune fille m'agaça avec ses charmes plusieurs fois vendus, et suspendit ma juste colère, et mes prétensions pour vouloir être paié. A la fin voiant qu'il n'y avoit dans cette maison que des fripons au jeu qui faisoit perdre l'argent â tous ceux qui y alloient, et des manèges d'infamies fondés sur un commerce `d'amour illicite, revenu en moi-même je les ai quittées, et je fus exposer les titres de mes prétensions de 4.000 francs, argent de France, à M. Withead, avocat; fai pris il y a trois semaines un rit, et je les ai fait arrêter. Au bout de dix jours elles sortirent cautionnées, et nous plaidons à présent.
« Il y a six semaines que je n'ai point parlé à aucune de ces villaines femmes. J'allois tranquille à ma maison cette nuit lorsque j’ai vu M. Rostaing, qui se fait appeler ici Charpillon pour faire des dettes et Rostaing dans une autre maison. J'ai vu cette nuit ce Rostaing en capotte, qui m'appella par mon nom, et me montra aux officiers pour me faire arêter. ]'ai obéi, et je fus extupéfait lorsque j’ai su qu'on m'arétoit à cause que ces indignes femmes m'accusoient que je voulais les tuer. Jamais je n'ai eu cette intention criminelle, et jamais je n'ai fait cette menace. Je respecte trop les loix et mes mœurs, et je méprise trop ces femmes pour me noircir d'un crime si (noir) affreux. »
Le souvenir de cette aventure a persisté, douloureux et humiliant, en l'esprit de Casanova. Quelque six ans après son séjour a Londres, écrivant un jour à Francesco Morosini, il le prie de rappeler à son illustre frère, celui qui avait été l'amant de Charpillon, qu'il l'a vu à Paris, au commencement de juin 1763, et qu'aussi le 14 du même mois, à Londres, il a « connu miss Charpillon ››... Mais à peine a~t-il écrit ces derniers mots que la rancœur le saisit, peut-être aussi le dépit d'avoir à évoquer, lui, ses mésaventures, avec une femme que l'autre, plus heureux, a possédée à son gré; et il barre rageusement ces trois mots.
Plus tard encore, en 1789, dans une lettre qu'il écrivait à la princesse Maria-Christina Clary, fille du prince de Ligne, il laissait échapper ce pénible aveu : « Une femme a son premier aspect me frappe ; si je n'y prends pas garde, elle me ravit au cœur, et je suis perdu peut-être, car ce peut être une Charpillon. ››
John Wilkes, de deux ans plus jeune que Casanova, connut la Charpillon - que ses amis appellent parfois la Champignon – au cours d'un dîner dans un restaurant de Chelsea, a Londres, en 1773 :
il devait donc avoir quarante-huit ans, et la séductrice environ vingt-huit. Elle captiva l’homme qui passait pour un des plus grands débauchés de Londres, un des plus volages amoureux ; mais sans doute instruite par l'expérience, mûrie par l'âge, elle se garda des procédés que nous connaissons et dont souffrit Casanova. Son attitude aux côtes de Wilkes fut au contraire toute de douceur et de discrétion, comme l'a constate' M. Horace Bleackley, l'érudit biographe du tribun, qui a publié un certain nombre de lettres de la Charpillon, conservées au « British Museum », écrites d'ailleurs dans un français aussi incorrect que les deux dont nous avons donné le texte. Elle savait flatter la vanité de son amant en professant une admiration profonde pour son talent. Elle lui écrivait par exemple : « ]'ai été hyer au bal maskée, le plaisir seul que j’ai eut vous en étié l'auteur, ce qu'il vous paroitera une énigme, mais la raison est toute claire, il y avait un Mr. qui avoit sur le chapo « Wilkes and liberta. » Il a très bien jouée ce rolle, il a contée a la compagni que les drois de ce pay étois perdu si vous n'étiee pas élue, et vous etiée san tâche et une infinité d'autre circumstance... Vous pouvée facilimen pansée que toutes ses bonne raison non pas l”essée que de me flatée l'oreillie, qui entend ce qui vous regard, pas les autre. ››
Elle avait su jouer de son sourire' enchanteur, du charme de son corps, contrefaisant même aisément l'enfant gâtée et lorsque le tribun tentait de gronder, appuyant une main caressante sur ses lèvres en le suppliant de ne pas faire « une gueule d'éléphant ».
Aussi réussit-elle ci conserver cet amant inconstant pendant plus de quatre ans. Mais ces deux êtres n'étaient pas faits pour un amour éternel, calme et normal. Au mois de mai 1777 une grave querelle surgit, au cours de laquelle la Charpillon rejeta son masque d'affection et de décence relative; et Wilkes, dont la passion était éteinte, dont les ressources aussi suffisaient difficilement au besoin de luxe de sa maîtresse, lui écrivit le lendemain ce bref mais inflexible billet : « Mademoiselle. Les dernières paroles que vous m'avez fait l’honneur de me dire étoient « Monsieur, vous m'êtes devenu aussi odieux que ma mère. » Vous savez ce qui est arrivé dimanche au soir.
« Le bruit est pour le sot,
« L’honnête homme trompé
« S'éloigne et ne dit mot.
« Adieu »
Oui, Pierre Louÿs lui-même a voulu revivre -- en romancier s'entend --l'aventure décevante, humiliante du célèbre professionnel de l'amour et de la fille rouée qui se refuse pour être plus et mieux aimée, et aussi pour se vendre plus cher.
M. Édouard Maynial, le savant casanoviste ; a déjà signalé des analogies frappantes entre l'aventure de la Charpillon, telle que l'a contée Casanova dans ses Mémoires, et celle de Conchita, Perez, l’héroïne, l’exécrable héroïne de La Femme et le pantin.
Certes, Conchita n'est point Charpillon, mais il est impossible de penser que Pierre Louys n'a pas connu Marianne, et qu'il ne l’a pas transposée dans un pays de lumière et de soleil, la faisant sienne, burinant son portrait, fouillant les replis de son âme avec un souci de détails que seule l'imagination d'un poète pouvait oser. Que de rencontres entre le mémorialiste et le romancier ! Que de similitudes, que le hasard seul ne peut suffire à expliquer ! Du jour ou Casanova a connu la Charpillon, il a « commencé a mourir ». Et don Mateo, qui vient de rencontrer Conchita, constate lamentablement: « Je date de la ma ruine morale, ma déchéance et tout ce que vous voyez d'altéré sur mon front. »
« C’est la pire des femmes de la terre », s'écrie-t-il encore, lui dont le cœur, dont la tête, dont tout l'être torturé proteste contre cette vile « femelle ›› qu'il désire encore de toute sa chair.
L'une comme l'autre, les deux filles dévoilent, au hasard de circonstances étonnamment heureuses, un corps jeune, frais, « dans la posture la plus séduisante », des épaules rondes, des seins fermes, une nuque brune... le corps souple dont elles savent la fascination, qu'elles enveloppent à temps, bien décidées à en refuser la jouissance complète au soupirant enivré.
Conchita, qui connaît la grande fortune de son amoureux, condescend à accepter de lui, par l'intermédiaire de sa complaisante mère, des subsides considérables; mais elle affirme, elle écrit qu'elle ne veut pas se vendre : elle aime don Mateo, mais elle veut être aimée, non pas maquignonnée.
N’a-t-elle pas pris de leçons de la Charpillon qui, elle aussi, a éprouvé la générosité, soupesé les ressources du Vénitien, avec lequel sa mère a traité; -- mais elle prétend que c'est cette mère-là, Rose-Élisabeth Augspurgher, procureuse effrontée, qui lui interdit de se livrer toute, comme elle le voudrait tant. Cependant une petite maison,
à Chelsea, abritera leurs amours, elle le promet, elle se promet. Tout comme don Mateo a choisi pour sa belle un Palacio frais, plein d'ombre...
Et tandis que Charpillon vient à Chelsea, se couche à côté de Giacomo, et se refuse sous un prétexte ridicule et d’ailleurs faux, Conchita, qui raffine, â l'espagnole, sur les procédés de sa devancière, a fermé la grille du « Palacio » ›et, sous les yeux de don Mateo, elle s'unit, ou fait semblant de s'unir, â son cher Morenito, faisant entendre des râles de joie et s'écriant : « La guitare est a moi, j’en joue à qui me plaît. »
Casanova, d'ailleurs, n'a pas été privé de ce supplice : il a vu la Charpillon et son jeune coiffeur, son Morenito, « faisant, comme dit Shakespeare, la bête à deux dos ».
Conchita est venue un jour chez don Mateo pour lui prouver qu'elle l'aime, pour s'abandonner toute : elle veut une chambre de mozita, d'amoureuse vierge, de jeune mariée, il lui faut une lumière tamisée pour ménager sa pudeur; elle se couche « silencieusement dans le lit profond », l'heure est venue de sa défaite; mais non, elle s'est « accoutrée d'un caleçon, taillé dans une sorte de toile à voile si raide et si forte qu'une corne de taureau ne l'aurait pas fendue, et qui se serrait à la ceinture ainsi qu'au milieu des cuisses par des lacets d'une résistance et d'une complication inattaquables. »
Charpillon, de son côté, n'a-t-elle pas affirmé, elle aussi, vouloir se donner ? Elle aussi a fait éteindre les bougies, s'est dérobée doucement - presque virginalement - aux caresses préliminaires, elle s'est couchée pudiquement, sans dire un mot. Et Casanova l'a trouvée « accroupie et enveloppée dans sa longue chemise, les bras croisés et la tête enfoncée dans la poitrine ».
Se sentant « avili pour une abominable prostituée », Giacomo furieux, en rage, la prend comme un ballot, la roule, la heurte, la griffe, la frappe atrocement, trois heures durant, sans jamais rien obtenir.
Don Mateo, de son côté, dans un flot de colère, assomme d'un soufflet celle qui l’affole ; et, comme elle prend dans sa jarretière l'arme favorite des Espagnoles, il jette le couteau au plafond, puis il commence à frapper en silence, comme un fou, « avec la régularité d'un paysan qui bat au fléau ». Et Conchita sanglote comme une petite fille, se relève, avec une sorte d'adoration dans les yeux, et elle laisse tomber ces mots inattendus : « Oh! Mateo, comme tu m'aimes! -- Pardon, Mateo, pardon, je crois que je t'aime aussi... Viens à moi. »
Elle se donne dans la douleur. Elle était vierge.
Voilà bien l'artifice merveilleux du romancier qui veut le coup de théâtre, et qui l'a trouvé, en maître. La vie n'est peut-être pas aussi romanesque. La Charpillon n'était pas Espagnole, elle n'était pas vierge. Et son aventure avec Casanova finit plus misérablement, plus platement, devant les juges.
La Charpillon a vécu, pour le plus grand malheur de Jacques Casanova. Conchita est sortie, toute armée, du cerveau de Pierre Louÿs. Eût-elle existé si Marianne-Geneviève Augspurgher n'eut fait cruellement souffrir notre mémorialiste ? C’est une question â laquelle il ne nous appartient pas de répondre.
RAOUL VÈZE.
Casanova fut-il un médecin manqué ?
Il n'est pas toujours facile, dans le fatras des anecdotes et le méli-mélo des personnages, d'identifier les épisodes médicaux pourtant fort nombreux que contiennent les Mémoires de Casanova. Mais au fil des pages, toutes les rubriques de la médecine sont citées par le libertin vénitien, bien entendu sans ordre particulier; dans de nombreux épisodes de sa vie prodigieuse, il a été mêlé, pour lui-même ou pour les autres, à la maladie, et s'y est toujours beaucoup intéressé.
A tel point qu'on peut même se demander s'il n'a pas été finalement une sorte de médecin manqué : plusieurs épisodes des Mémoires nous en donnent la nette impression.
Et tout d'abord, il aurait voulu être médecin : il a même failli l'être, mais nous aurions mauvaise grâce de le regretter, car il aurait eu quelque difficulté à faire à travers l'Europe les incessants voyages, inspirateurs d'aventures, qui l'ont fait connaître à la postérité.
A l’âge de seize ans, alors qu'il étudiait le droit a Padoue, sa famille refusa qu'il s'oriente vers la médecine :
« Ma vocation était celle d'étudier la médecine pour en exercer le métier pour lequel je me sentais un grand penchant, mais on ne m'écouta pas; on voulut que je rn ‘appliquasse à l'étude des lois pour lesquelles je me sentais une aversion invincible ››. C'est donc un évident regret qu'exprime Casanova,
ajoutant que, s'il avait exercé, il se serait plutôt dirigé vers une médecine « parallèle » où il aurait laissé libre cours à ses dons de sorcellerie : « Si on y avait bien pensé, on m'aurait contenté en me laissant devenir médecin, où le charlatanisme fait encore plus d'effet que dans le métier d'avocat » (1, 3).
*Communication présentée à la séance du 28 juin 1986 de la Société française d'histoire de la médecine. Route des Condamines, 69390 Charly.
Texte paru sur BIU Santé
Edition de référence : Brockhaus-Plon : N° de volume-chapitre.
C’est là peut-être l’explication de ses réflexions souvent désabusées sur la médecine dont il n'apprécie pas souvent les bienfaits :
« Il se peut que ce soit pour cette raison que je n'ai jamais voulu ni me servir d'avocats quand il m'est arrivé d'avoir des prétentions légales au Barreau, ni appeler des médecins quand j'ai eu des maladies ›› (I, 3).
Ailleurs, il n'hésite pas à déclarer : « Je n'ai jamais eu d`autre médecin que moi-même », probablement parce qu'il était conscient à la fois de la valeur de ses connaissances, et de la médiocrité de celles des médecins de l'époque (I, préface).
Et l'on retrouve très souvent dans les Mémoires cette acrimonie incontrôlée, rapportant l'opinion du vénitien De Malipiero qui disait que « la médecine entre les mains de l'imprudent est un poison ›› (I, 6) ou regrettant que les médecins aient envahi son siècle, devenant même « plus nombreux que les malades » (X, 10).
Plus graves encore, ses accusations fréquentes contre les médecins qui sont incapables de soulager le genre humain : « Ceux qui meurent tués par les médecins sont beaucoup plus nombreux que ceux qui guérissent. »
(I, 3), ou contre les apothicaires : « Les remèdes aux plus grandes maladies ne se trouvent pas toujours dans la pharmacie; tous les jours quelque phénomène nous démontre notre ignorance...» (I, 1).
Et finalement, plus que la médecine, c'est la nature, la bonne nature qui peut accomplir des miracles : « L'événement a souvent donné des démentis aux plus savants physiciens, en dépit de leurs prétendues expériences. La nature est plus savante qu'eux; gardons-nous de la défier... ››
(VII, 1). C'est ce qu'il exprime aussi à Laure, qui lui narre la grande misère de sa compagne la religieuse C.C. dans les suites fâcheuses d'un avortement : « Si elle ne meurt pas de langueur jusqu'a demain, je suis sûr de sa vie, et son médecin aura été la nature... » (IV, l).
Au cours de ses équipées dans les grandes villes de l'Europe, lancé à corps perdu dans ce « grand tour ›› mis à la mode au XVIII" siècle par la jeunesse anglaise, Casanova va tenter à maintes reprises de se rapprocher des maîtres de la médecine, pour glaner quelques bribes de leur enseignement, tout en faisant miroiter à leurs yeux ses connaissances dans leur spécialité.
A peine arrivé à Montpellier, il s'arrange à connaître des « professeurs », probablement de médecine, et il se fait conduire « chez un qui jouissait d'une renommée ››... (XI, 5).
Pendant les huit jours qu'il passe à Sienne, il ne tarde pas, grâce à ses amies, à entrer en relation avec « tous les professeurs ››, ct en particulier « l'anatomiste Tabarini qui lui fait présent de son ouvrage » (XII, 9), très certainement ses Observations anatomiques en latin, publiées à Lucques en 1753.
Au cours de ses multiples voyages, il va parfois consulter les grands médecins, comme le docteur Herrenschovandt, à Morat, pour obtenir des renseignements sur le vers solitaire, demandés par Madame d'Urfé (VI, 8); très souvent aussi, il les rencontre de façon fortuite, comme Théodore Tronchin, collaborateur de l'Encyc1opédie de Diderot, dont il fait la connaissance au domicile de Voltaire, en 1760; il est impressionné par l'individu « grand, bien fait, beau de figure, poli, éloquent sans être parleur, savant physicien, homme d'esprit, médecin, écolier chéri de Boherave ››, mais également par ses expériences médicales et ses idées thérapeutiques : « Sa médecine ne consistait principalement que dans le régime; mais, pour l'ordonner, il avait besoin d'être grand philosophe » (VI, 10).
A Bâle, la même année, il décide de « connaître le célèbre Haller» qui l’impressionne beaucoup, non par son aspect extérieur « gros homme de six pieds, doué d'une belle physionomie ››, mais par son immense notoriété, car « grand physiologiste, médecin, anatomiste, comme Morgagni qu'il appelait son maître, il avait fait des nouvelles découvertes dans le microcosme» (VI, 9). Et surtout, il est enchanté d'entendre sans cesse vanter les mérites ›› de Boherave, dont il avait été l'écolier favori ››, le considérant « après Hippocrate, comme le plus grand de tous les médecins, et le plus grand chimiste du premier, et de tous ceux qui avaient existé après lui » (VI, 9).
Car le véritable maître à penser de Casanova, c'est bien le médecin de Leyde, « le grand Boerhaave» (X, 7), qu'il cite a cinq reprises, et dont il avait lu les œuvres à Paris, chez Madame d'Urfé (V, 9). Et ce qui l'impressionne en lui, ce n'est probablement pas tant sa renommée de clinicien, que ses talents éblouissants de transmutation du cuivre en or, comme l'avait affirmé une ancienne amie du maître au séducteur éberlué (VI, 8).
Avec de pareils modèles, on conçoit que les connaissances médicales du « chevalier de Seingaldt » soient des plus polymorphes.
En anatomiste, il s'intéresse surtout, on s'en doute, aux attributs du corps féminin, insistant longuement sur les traits du visage, la forme des seins, l'aspect des organes génitaux. Mais il ne méconnaît pas les extrémités des membres, comme les pieds, pensant préférable que ceux d'une femme grande soient de petite taille, ce qu'apprécient « les Chinois, les Espagnols, et tous les connaisseurs ›› (I, 4) ; ou comme les mains, ainsi que le prouve cette observation judicieuse faite à Madrid chez le peintre Mengs, qui commettait l'erreur de représenter sur ses modèles l'annulaire plus court que l'index (XI, 2).
Mais la farce de carabin qui consista à déterrer un cadavre dans la campagne vénitienne, est bien également d'un anatomiste, à l'image des précurseurs qui n'avaient que ce moyen pour disséquer : Casanova, armé d'un «couteau de chasse» eut l'habileté de désarticuler l'épaule pour s'emparer du « bras du défunt ››, et le camoufler sous les draps d'un Grec qui fut tellement choqué qu'il en resta définitivement aphasique (II, 10).
On apprécie d'autres connaissances médicales dans l'attrait de Casanova pour la physionomie, à propos de Crébillon l'aîné, qui « avait le caractère de celle du lion, ou du chat, ce qui est la même chose » (IlI,8). Il s'agit là d’un attrait particulier pour la physiognomonie, mise à la mode par Lavater, dont il avait dû consulter l'ouvrage, édité å Leipsig en 1775. Mais il connaissait peut-être l'ouvrage plus ancien de Jean-Baptiste Porta qui avait dévoilé la valeur des signes ou « seings ›› du visage, et dont l'édition italienne parut à Venise en 1652.
En face d'Esther, d'Amsterdam, porteuse d’un Naevus au menton, Casanova déclara, au risque de porter atteinte à la pudeur de la jeune fille, qu'elle possédait « un signe parfaitement égal à celui qu'elle avait sur le menton dans un endroit qu'honnête comme elle l'était, elle n'avait pu laisser voir à personne, et qu'il se pouvait même qu'elle ignoràt elle-même qu'elle l'avait » (VI, 1).
Il l'étonna encore plus en affirmant avec certitude que « sa gouvernante, qui avait une grosse mouche sur la joue droite, devait en avoir une pareille sur la fesse gauche », déclarant que ce phénomène était bien connu « par tous ceux qui savent d'anatomie, de physiologie, et même d'astrologie » (VI, 2).
Casanova est documenté en physiologie, très au courant du fonctionnement de la nature féminine qu'il connaît si bien; dans d'autres domaines, il fait également part de ses idées, par exemple à propos des larmes dont il a pu apprécier avec Lucrèce la saveur : « les anciens physiciens ont raison : elles sont douces, je peux le jurer; les modernes ne sont que des bavards » (I, 9).
Ses connaissances les plus précises ont trait à la « nature animale » qu'à la suite des « chimistes ›› il expose en détail, et dont il décrit « les trois véritables besoins » : la nécessité de « se nourrir ›› (à l'origine de l'appétit), celle de procréer pour « conserver sa propre espèce par la génération », et en dernier lieu « son penchant invincible à détruire son ennemi », goût immodéré pour la lutte, les combats, et les destructions dont nous voyons de nos jours les désastreux effets (IV, 2).
Le talent de notre libertin s'étend même jusqu'à la thérapeutique dont il cherche parfois des effets aphrodisiaques, grâce « l'huile de Luques et au vinaigre des quatre voleurs ›› (IV, 4) ou encore en faisant réaliser par un juif une sorte de philtre amoureux, avec les cheveux de sa bien-aimée, à Corfou (Madame F), et « des essences d'ambre, d'angélique, de vanille, d'alkermes et de styrax », mélangées dans des dragées (II, 5).
Dans d'autres chapitres, il est question de sternutatoires qu'il utilise parfois de façon malhonnête, comme l'euphorbe (VIII, 7) pouvant entraîner des hémorragies nasales, ou comme l'errhins destiné à ranimer la religieuse MM à Aix-en-Savoie (VI, ll).
Notre héros va même beaucoup plus loin dans la thérapeutique, en traitant lui-même, à Paris, l'affection cutanée dont était atteinte la duchesse de Chartres, pourtant très jolie : « Un défaut essentiel qui l’ennuyait, et qui faisait du tort à sa belle figure, était des boutons qu'on croyait procédés du foie, et qui venaient d'un vice dans le sang, qui fut enfin la cause de sa mort, qu'elle brava jusqu'au dernier moment de sa vie » (III, 11). Cette consultation dermatologique serait trop longue à narrer : disons seulement que Casanova soigna l’intéressée en lui recommandant des purgations quotidiennes, en lui défendant « toutes les pommades » et « en lui ordonnant Seulement de se laver, avant que de se coucher, et le matin, avec de l'eau de plantain (III, 11) dont le pouvoir astringent était bien connu.
Sans aucun scrupule, il se considéra en la circonstance comme un véritable médecin : « J’étais assez physicien pour savoir qu'une guérison forcée d'une maladie cutanée par des topiques aurait pu tuer la princesse ›› (III, 11).
Autre consultation médicale qui fut suivie de succès : celle qu'il fit auprès de Madame du Rumain qui était aphone ; grâce à un oracle (avec « culte du soleil» et un « bon régime de vie ››, sans toutefois renoncer aux « fumigations ››, Casanova la persuada qu'il lui
« remettrait les glottes dans leur état primitif» (IX, 6).
Mais il sut également se soigner lui-même, résistant à l'assaut d'un chirurgien qui voulait le saigner pour une forte indigestion, après un pique-nique à Schönbrun (III, 12). Plus sérieusement encore, après un duel à Varsovie avec Braniski, qui lui avait causé une mauvaise blessure à la main gauche, il osa lutter contre « les chirurgiens » qui voulaient l'amputer, pour une prétendue gangrène; d'où ce savoureux dialogue entre l'opérateur et Casanova :
« La gangrène y est, et demain elle montera au bras, et il faudra alors couper le bras.
« - A la bonne heure, vous me couperez le bras, mais en attendant, pour autant que je me connais en gangrène, je n'en ai pas vu chez moi » (X, 8).
Il eut raison de tenir bon contre l'opinion médicale : la plaie évolua favorablement, comme notre apprenti médecin l'avait pensé, après avoir vu au niveau de la blessure «les bords vermeils, et de la matière» (X, 8). Par la suite, Casanova dut garder pendant longtemps son bras en écharpe, et n'en retrouva l'usage que 18 mois après; mais il avait passé très près d'une mutilation définitive...
A Paris, pour traiter la Tour d'Auvergne, immobilisé par une méchante sciatique, il dut avoir recours aux subterfuges du talisman de Salomon, en dessinant sur la cuisse de l'infortuné malade une « étoile à cinq pointes », à l'aide d'un mélange ésotérique de « nitre, de fleur de soufre et de mercure ›› (V, 5).
Dans un dernier domaine, celui de la gynécologie, on se rapproche de la sexualité, avec la thérapeutique très particulière qu'il utilisa à Paris sur Miss X.C.V. (Justiníenne) qui était enceinte, mais pas des œuvres de Casanova. Pour avoir avec elle des rapports sexuels, alors qu'elle s'y refusait, il lui fit croire qu'il connaissait un abortif dont il avait trouvé l'usage en lisant Paracelse, puis Boerhaave. Ce produit miraculeux, baptisé « l'aroph ››, était un onguent, fabriqué avec divers ingrédients, qui devait être appliqué au fond du vagin de préférence « amalgamé avec du sperme ››, et l'on comprendra facilement de quelle façon il parvint à introduire le prétendu abortif au fond même de l'objet de ses désirs, après plusieurs « combats» qui furent inefficaces, laissant même penser à la jeune femme qu'elle pourrait plutôt «engendrer dans son organe une superfétation» (V, 9).
En pareil sujet, c'est-à-dire en avortement, Casanova avait d`ailleursune telle expérience qu'il pouvait se permettre de déclarer : « Il n'y a point de physicien qui connaisse cette matière mieux que moi, et il n'y a point d'homme à Paris qui vous aime plus que moi, et qui me surpasse dans l’empressement que j'ai de vous être utile ›› (V, 8).
Pourtant, malgré cette thérapeutique originale, la grossesse évolua jusqu'à son terme et Miss XCV accoucha normalement d'un « beau poupon ›› qu'elle envoya « là où on en aurait suffisamment soin ›› (V, 11).
A Genève, en 1760, Casanova inventa de prétendus anti-conceptionnels avec «trois belles ›› car il ne voulait pas « s'envelopper ›› dans la « peau morte » d'un préservatif; il fabriqua trois balles d'or de deux onces chacune qu'il suffisait de placer « dans le fond du cabinet de l'amour pendant» le combat» (VI, 10). Mais cette mystification ne tarda pas à être dévoilée par les intéressées.
La partie la plus délicate de l'art médical concerne le pronostic, pour lequel notre libertin excelle également. Appelé a donner son avis sur la maladie de peau que Madame De la Saône était venue faire traiter à Berne, après l'échec de toutes les thérapeutiques parisiennes, Casanova estima à juste titre qu'elle ne guérirait jamais, alors qu'un « fameux docteur ›› s'était engagé à obtenir un effet bénéfique(VI, 8).
S'il s'agit de juger de l'évolution d'une plaie, il sait également apprécier la valeur incontestable de la suppuration, qui, selon les idées de l'époque, est le garant de la cicatrisation : examinant la blessure du ravisseur de Mlle Desarmoises, réfugié dans une auberge de Chambéry, il affirme de de façon péremptoire : «La blessure n'est pas dangereuse, elle est en suppuration » (VII, l3).
On peut même ajouter que l'entrée en force de Casanova dans la vie vénitienne, qui lui permit de devenir le protégé de M. de Bragatin, vint justement de ses goûts pour la médecine, et de la valeur spontanée d'un pronostic contraire à celui des médecins, envisageant en face d'un ictus une thérapeutique originale basée surtout sur le repos et le régime : «la nature ferait tout le reste dans la belle saison» (II, 7).
Grâce a ses talents de médecin improvisé, il fut officiellement adopté par ce personnage important, frère unique du Procurateur, qui le recueillit chez lui, le fit vivre avec beaucoup d'aisance, et veilla sur ses besoins pécuniaires pendant de longues années. A la suite de cet événement, il crut qu'il était « devenu le médecin d'un des plus illustres membres du Sénat de Venise ›› (II, 7).
Un dernier point, toujours difficile à résoudre, préoccupe également notre héros : la vérité devant la maladie. Un médecin de Manheim, le Dr Algardi affirmait que « le devoir d'un sage médecin est de ne jamais désespérer son malade, car le désespoir ne peut qu'accélérer sa mort ».
Casanova ne fut pas de son avis, pensant au contraire que « l'assommante nouvelle » ne risquait pas d'abréger la vie du malheureux et déclarant tout de go au médecin qu'il faisait un « mauvais métier ›› (X, 10).
Tout au long de sa vie, il est donc vrai que Casanova, à côté du personnage aux multiples facettes dont il a interprété le rôle, s'est souvent donné une allure médicale, à la fois par ses connaissances et son attrait pour cet art encore mystérieux qui lui semblait receler d'inestimables trésors. Il se fit souvent prendre au jeu et, sans faconde, nous dévoila les motivations de son attirance.
Aussi lorsqu'un acteur vénitien, Bassi, lui demanda un jour quel était son métier, c'est presque sans réfléchir qu'il usa d'une supercherie inutile :
« Le caprice me fit lui répondre que j'étais médecin » (VIII, 2).
Casanova escrimeur
CASANOVA ESCRIMEUR par jean-Claude Hauc
L'INTERMEDIAIRE DES CASANOVISTES ANNEE XXVIII 2013
En 1766, les gazettes européennes rendent Casanova célèbre en relatant son duel au pistolet avec le comte polonais Branicky. Mais c’est le plus souvent grâce a son épée que tout au long de son existence l'aventurier est parvenu à protéger sa vie ou à défendre son honneur.
Dans l’Histoire de ma vie Casanova fait mention explicite de onze duels. Le premier, en 1746, et le dernier, en 1770, l’ayant opposé au même adversaire, l’aventurier et écrivain Tommaso Medini. Il se peut bien évidemment qu’il en ait passé d’autres sous silence, mais ce qui nous semble remarquable c’est que, parmi tous ceux évoqués, il soit pratiquement toujours parvenu à vaincre et à blesser son adversaire.
Casanova n'est pas un membre de la noblesse formé des sa jeunesse au maniement de l’épée ou du fleuret et il ne parle jamais de salles d’armes où il aurait pu se former, s’entraîner ou pratiquer l’escrime. Nous sommes donc en droit de nous demander où et comment il a pu acquérir une telle dextérité. Mais pour répondre à cette question nous devons d’abord revenir au texte de ses Mémoires et nous efforcer de caractériser la technique qui était la sienne.
1 – Ancilla s’évanouit. Il me rendit mon argent et me défia à sortir avec lui pour mesurer mon épée à la sienne. J’ai accepté son invitation, et je l’ai suivi après avoir laissé mes pistolets sur la table. Nous allâmes dans le prato delle valle, où au clair de lune j’eus le bonheur de le blesser à l’épaule. Il dut me demander quartier ne pouvant plus étendre son bras.
2 - L’homme à la longue épée dit alors qu’il ne se battait pas contre un danseur, mon second lui répond qu’un danseur valait bien un J.F., et disant cela il l’approche, lui donnant un coup de plat, et je fais le même compliment à Celi, qui recule avec l’autre en disant qu’il ne voulait que me dire un mot, et qu’il se battrait après.
- Parlez,
- Vous me connaissez, et je ne vous connais pas. Dites-moi qui vous êtes.
Ce fut alors que j’ai commencé à le frapper d’importance, comme mon brave danseur l’autre ; mais pour un moment, car ils s’éloignèrent à toutes jambes (2).
3 – En disant ces mots il tire son épée. Je tire dans l’instant la mienne, et sans attendre qu’il se couvre je le blesse à la poitrine. Il saute en arrière et il me dit que je l’ai blessé en assassin.
(1) Histoire de ma vie, Paris, Robert Laffont, 1993, t. 1, p. 406.
(2) Ibid., p. 440-444.
- Vous mentez, et convenez-en, ou je vous égorge.
- Point du tout, car je suis blessé mais je vous demanderai ma revanche, et nous ferons juger le coup.
Je l'ai laissé la, niais mon coup était en règle, puisqu'il mit l’épée à la main avant moi. S'il ne s'est pas couvert c’est sa faute (3).
4 - Lorsque nous fumes sûrs de n'être pas vus, il me donna un rouleau de cent louis d'un air noble, et me disant qu’un coup d'épée devait suffire à l’un où à l’autre, il dégaina après avoir reculé de quatre pas. Pour toute réponse, j’ai dégainé aussi, et d’ahord que je me suis vu en mesure, je lui ai lancé ma botte droite, et certain de l’avoir blessé à la poitrine, j’ai sauté en arrière le sommant de sa parole. Doux comme un mouton, il baissa son épée, il mit sa main sur son sein, et me la montrant teinté de sang, il me dit qu'il était content (4).
5 - je tire enfin mon épée, et espérant encore de lui faire entendre raison je ferraille en reculant. Il prend cela pour de la peur, et il m’allonge un coup qui me fit dresser les cheveux. Il me perça la cravate à ma gauche, son épée passant outre, quatre lignes plus en dedans il m’aurait égorgé. ]'ai fait avec effroi un saut de côté, et déterminé à le tuer, je l’ai blessé à la poitrine, et m’en sentant sûr je l'ai invité à finir. Me disant qu’il n’était pas encore mort, et poursuivant comme un furieux, je l’ai touché quatre fois de suite. A mon dernier coup il sauta en arrière me disant qu’il en avait assez, me priant seulement de m'en aller (5).
6 - A dix pas de moi il dégaina, et je n’ai pas eu besoin de reculer pour gagner le temps d'en faire de même. Ce fut lui qui recula quand il sentit la pointe de mon épée dans sa poitrine par ma botte droite qui ne m’a jamais manqué
sans avoir besoin du moindre ferraillement (6).
7 ~ En disant cela, j’allonge la main pour saisir la chaîne de sa montre, mais il recule et tire son épée. Je tire la mienne, et à peine en garde, il me porte une botte allongée que je pare, et me fendant sur lui, je le traverse d’outre en outre. Il tombe en appelant au secours. ]e rengaine mon épée, et sans m’embarrasser de lui, je vais rejoindre mon fiacre et je pars pour Paris (7).
8 - On m’a trouvé impoli en France, il y a cinquante ans, parce que je demandais à des comtesses et à des marquises leur nom de baptême. Elles ne le savaient pas. Et un petit maître qui par malheur s'appelait Jean satisfit mon impertinente curiosité ; mais m’offrant un coup d’épée (8).
9 - A ces paroles il met rapidement l’épée à la main ; mais en sautant en arrière il me trouve en état de le recevoir. Il m’approche, dessiné à la Donadieu, et lorsqu’il croit de ferrailler je lui allonge ma botte droite à la poitrine, et je lui fais une boutonnière que le chirurgien trouva de trois pouces. Je l'aurais achevé, s’il n'avait pas baissé son épée, me disant qu’il saurait trouver l'occasion d'avoir sa revanche. Il s'en va (9).
Ibid., p. 635.
1bid., t. 2,p. 83.
1bid., p. 124.
lbid., p. 224.
lbid., p. 708.
Ibid., p. 886.
lbid., f. 3, p. 548.
10 - A peine fait vingt pas sous l’arcade, la nuit étant fort sombre, je me vois assailli par deux hommes. Je recule violemment, je dégaine mon épée en criant aux assassins et en la poussant dans le corps du plus voisin, après cela je saute de l’arcade au milieu de la rue par-dessus le petit mur qui la bornait (10).
11 - ]e me suis arrête, et lorsqu’il me rejoignit j’ai cru de pouvoir lui parler et même qu’une explication ne lui ferait pas de peine; mais le brutal, doublant le pas, vint à moi comme un furieux, l'épée à la main, tenant son chapeau dans sa gauche. J’ai vite dégainé, et sans penser à reculer je l’ai arrêté en lui allongeant ma botte droite dans le moment même qu'au lieu de parer il m’allongea la sienne, ce qui fit que nos deux épées entrèrent dans la manche de notre habits jusqu’à la moitié. Nous les retirâmes d’abord, mais la sienne ne perça que ma manche en deux endroits, tandis que la mienne /le blessa à l’avant bras et dans les chairs au-dessus de la jointure du coude (11).
Une « botte droite» qui permet de toucher à tous coups sans avoir même à ferrailler. Il semble bien que ce soit là le secret de Casanova escrimeur.
En tout cas, la botte droite dont parle l’aventurier dans quatre des extraits ci-dessus (4, 5, 9, 11) fait évidemment penser aux bottes secrètes dont usaient les escrimeurs d`autrefois, mais s’agit-il vraiment de cela ici ?
James Rives Childs écrit: « [Casanova] ne nous dit pas à quelle époque il avait acquis sa supérieure habileté à l’épée, peut-être dans sa prime jeunesse, quand il étudiait à Padoue (12) ». Cela n`est pas impossible, mais reste à prouver. Le grand casanoviste américain ne se laisse-t-il pas abuser par l’issue heureuse des duels? Casanova était-il vraiment un grand escrimeur?
Face à toutes ces questions et en l’absence de sources fiables, nous avons eu l'idée de soumettre au maître escrimeur Jean-Claude Valantin les passages de l’Histoire de ma vie afférents à cette énigme. Voici quelques extraits de la lettre qu’il a bien voulu nous adresser en retour :
«Je me suis donc penché sur le Casanova escrimeur pour voir si sa «botte» rentrait dans un schéma connu.
Pour l’instant, pas de certitude. Sur le plan technique Casanova nesemble évidemment pas très brillant.
En fait, il paraît attendre une faiblesse de l’adversaire (garde trop basse, parade trop large, marche bras raccourci, etc.) pour lui porter un coup droit rapide, en pleine poitrine, en faisant un saut de côté soit pour se rapprocher de l`adversaire soit pour trouver une ouverture sans aucune prise de fer ou feinte préalable. Ce que trahissent les expression: « allongeant ma botte droite », « botte droite dans la poitrine », « sans avoir besoin du moindre ferraillement », « je lui ai lancé ma botte droite ». La botte droite, dans ce contexte, est ce que nous appellerions un coup droit, base de la leçon d’escrime.
Le saut de côté permet de porter son coup sans écarter ou prendre le fer de l’adversaire. Cela suppose que ce dernier est un peu lent, et l’assaillant plus agile, plus rapide (sans doute était-ce le cas de Casanova).
(10) Ibid p. 692.
(11) Ibid p. 836.
(12) Casanova, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1962, p. 317.
Cette action pourrait être à la limite du hors jeu, mais lors d’un duel... et correspond certainement à la moralité de Casanova pour lequel atteindre le but est le principal, peu importe les moyens.
Lors de son combat contre Branicky, tireur réputé, Casanova sait qu'il doit déstabiliser son adversaire. Il commence par lui annoncer que lorsque son tour viendra il visera à la tête. Le Polonais pâlit. Puis, bien qu’il l’avait invité à tirer sur lui le premier, Casanova fait feu dans le même temps que le comte. Ce dernier ne fait qu’une blessure légère au bras gauche de l'aventurier, tandis qu`il a lui-même les intestins perforés.
Concernant l’escrime, tout aussi peu expérimenté en vérité, Casanova doit aussi faire preuve d’astuce. Peu de spectateurs assistent à ses duels qui pourraient contester sa façon de procéder. Sa réaction face à l'accusation de tricherie par le chevalier de Talvis (3) est caractéristique: « Mon coup était en règle, puisqu’il mit l'épée à la main avant moi. S’il ne s’est pas couvert c’est sa faute ». En fait, lorsque l'autre s’apprête à ferrailler, Casanova lui expédie son coup droit à la poitrine sans même songer à prendre la garde. C’est davantage l'effet de surprise que la technique qui permet à l’aventurier de mettre son adversaire hors de combat. La chance aussi certainement.
Au fond, l'escrime est une métaphore de la vie. Certains sont des tacticiens qui suivent les règles établies. D’autres, comme Casanova, aiment à brusquer les choses, refusent de s’embarrasser des codes et des conventions.
Lorsqu’il s’agit de posséder une femme ou de se défaire d’un adversaire, le Vénitien ne se surveille plus. Il va de l’avant, bouscule les défenses et peu importe la façon dont il emporte la partie. Il est le contraire d’un petit-maître pour qui la chasse est plus importante que la prise. Toujours « habile à saisir l’occasion par les cheveux ».
Les agents secrets de Venise au XVIIIe siècle
Ce livre de Giovanni Comisso confirme le rôle d'espion qu'a joué Casanova au pire moment de savie
Casanova fin de siècle Actes du colloque international (Grenoble, 8, 9, 10 octobre 1998)
Par Marie-Françoise Luna
Le bicentenaire de la mort de J. Casanova a donné aux casanovistes l'occasion, lors d'un colloque à l'Université Stendhal de Grenoble du 8 au 10 octobre 1998, de faire le point des récentes recherches sur l'ensemble de son œuvre, notamment celle, publiée ou inédite, des treize dernières années de sa vie; l'activité sociale, mais surtout intellectuelle et littéraire particulièrement féconde de cette période, éclaire en effet l'"homme de lettres" passionné que fut Casanova. Elle permet ainsi de mieux comprendre que la réussite de ses fameux mémoires n'est pas un produit miraculeux du hasard, mais le fruit d'un longue pratique de lecture et d'écriture, qui replace cette grande œuvre dans une véritable carrière d'écrivain.
06/05/2018 Ceci
n'
est
pas
un viol
Une anlyse pertinente d'un passage scabreux des mémoires de Casanova par Maxime Triquenaux : cliquer pour télécharger le texte
Casanova et la Marquise d'Urfé
(Imité de Baudelaire)
Lorsque Casanova, vers l’onde souterraine,
Eut jeté, comme tous, son obole à Charon,
Le sombre Passano, l’œil tout empli de haine,
D’un bras vengeur et sûr saisit chaque aviron.
Montrant leurs seins pendants et leurs robes ouvertes
Des femmes se tordaient sous le noir firmament,
Et, comme un grand troupeau de victimes offertes,
Derrière lui traînaient un long mugissement.
Le beau Costa, moqueur, lui réclamait ses gages,
Tandis que Bragadin, au front morne et vieilli,
Montrait d'un doigt tremblant aux ombres des rivages
Le cynique imposteur qu’il avait recueilli.
De Bernis soupirait en songeant à Venise...
Marcoline tendait les bras vers son amant ;
Dame Laura, fâchée, était près d’elle assise, `
Et Manon, frémissante, attendait un serment.
Mais près du chevalier qu'emportait la galère,
La marquise d’Urfé, folle comme jadis,
Caressant sur le Styx une même Chimère,
Espérait pour ses flancs le bel Horosmadis...
Comparaison Laforgue Casanova
Version Laforgue
« Je comprends » dit-elle.Et, s'approchant de la baignoire, elle y plonge la feuille, et lit, en caractères plus blancs que le papier : « Je suis muet, mais non pas sourd. Je sors du Rhône pour vous baigner. L'heure d'Otomasis a commencé. ››
« Baignez-moi donc, divin génie ››, lui dit Sémiramis, en posant la feuille sur la table et s’asseyant sur le lit.
Marcoline, exacte à la leçon, déshabille la marquise et lui place délicatement les pieds dans la baignoire; puis, leste comme une sylphide, elle se dépouille de son joli costume et en un clin d'œi1 elle est dans la baignoire jusqu'aux genoux. Quel contraste que ces deux corps! Mais la vue de l'un me donnait la vie que j'allais éteindre dans l'autre.
Je me déshabillai en contemplant cette délicieuse créature, et quand je fus près d'ôter ma chemise : « O génie charmant, lui dis-je, essuyez les pieds de Sémiramis, et soyez le divin témoin de mon union avec elle, a la gloire de l'immortel Horomadis, roi des Salamandres ! »
Ma prière à peine achevée, l'ondine muette, mais qui n'était pas sourde, se hâte de l'exaucer, et je consomme ma première union avec Sémiramis, en admirant les beautés de Marcoline que je n'avais jamais si bien vues.
Sémiramis avait été belle, mais elle était alors comme je suis aujourd'hui, et sans 1'ondine, l'opération aurait manqué. Cependant Sémiramis était tendre, très propre, et n'ayant rien de ce dégoûtant qu'amène la vieillesse, elle ne me déplut pas, et l'opération fut parfaite.
Quand le lait fut répandu sur l'autel : « Il faut maintenant, lui dis-je, attendre 1'heure de Vénus. » L’ondine fait ses ablutions, embrasse l'épouse, et vient amoureusement me rendre le même service.
Sémiramis était enchantée de son bonheur, et absorbée dans la contemplation des charmes de l'ondine, elle m'engage à les admirer, et je trouve qu'aucune femme mortelle ne lui ressemble. Sémiramis, excitée par ces images voluptueuses, sent renaître sa tendresse, l'heure de Vénus commence, et, encouragée par l'ondine, j'entreprends le second assaut, qui devait être le plus fort; car l'heure était de soixante-cinq minutes. J’entre en lice, et je travaille une demi-heure, dégouttant de sueur et fatiguant Sémiramis sans pouvoir parvenir au bout de mon travail. J'avais honte cependant de la tricher. Elle, victime dévouée, essuyait mon front, et l'ondine, qui me voyait épuisé, ranimait par ses agaçantes caresses ce que dtruisait le contact du vieux corps sur lequel je labourais. Vers la fin de l'heure, mourant à la peine et ne pouvant plus y tenir, je décidai de feindre d'avoir atteint le bout du stade, en faisant toutes ces contorsions auwquelles nous oblige d'ordinaire l'obtention d'un plaisir réel.
Sortant du combat en vainqueur écumant, et portant encore tous les signes de ma vigueur, je ne laissai à Sémiramis aucun doute sur mon triomphe. L'ondine même y fut trompée quand elle en vint à me faire la seconde ablution. Mais la troisième heure ayant commencé, il était important de satisfaire à Mercure. Nous restâmes un quart de cette heure plongés dans le bain.
Version Casanova
Je comprends tout, dit-elle ; et elle se lève, s’approche du baignoir, y plonge la feuille déployée, et elle lit en caractères plus blancs que le papier : « Je suis muet mais je ne suis pas sourd. Je sors du Rhône pour vous baigner ; l’heure d’Oromasis a commencé »- Baigne-moi donc, divin Génie, lui dit Séramis en posant la feuille sur la table et s’asseyant sur le lit.
Marcoline alors, exacte à la leçon, lui ôte les bas, puis la robe, puis la chemise, lui place délicatement les pieds dans le baignoir, et avec la plus grande vitesse se met toute nue, entre dans le bain jusqu’aux genoux, tandis que m’étant mis tout seul dans le même état où elles étaient, je prie le Génie d’essuyer les pieds à Séramis et d’être le divin témoin de mon union avec elle, à la gloire de l'immortel Horosmadis, roi des Salamandres.
A peine faite ma prière, l’Ondine muette qui n’était pas sourde, l’exauce, et je consume le mariage avec Séramis en admirant les beautés de Marcoline que je n’avais jamais si bien vues.
Séramis avait été belle, mais elle était comme je suis aujourd’hui; sans l’Ondine l’opération aurait été manquée. Séramis cependant tendre, amoureuse, propre, et point du tout dégoûtante ne me déplut pas.
Après le fait :
- Il faut, lui dis-je, attendre l’heure de Vénus.
L’Ondine nous purifia là où l’on voyait les aspersions de l’amour; il embrasse l’épouse, la baigne jusqu’au plus haut des cuisses, la caresse, tour à tour elle l’embrasse, puis elle m’en fait autant. Séramis enchantée de son bonheur, admirant les charmes de cette divine créature, m’invite à les examiner, je trouve qu’aucune femme mortelle ne lui ressemble, Séramis devient encore tendre, l'heure de Vénus commence, et encouragé par l’0ndine j’entreprends le second assaut qui devait être le plus fort, car l’heure était de soixante-cinq minutes.
J’entre en lice, je travaille une demi-heure grondant en sueur, et fatiguant Séramis sans pouvoir parvenir à.1”extrémité, et ayant honte à la tricher; elle nettoyait mon front de la sueur qui sortait de mes cheveux mêlée à la pommade et à la poudre ; l’Ondine, en me faisant des caresses les plus agaçantes, conservait ce que le vieux corps que j’étais obligé de toucher détruisait, et la nature désavouait l’efficacité des moyens que j’employais pour parvenir au bout du stade. Vers la fin de l’heure, à la fin je me détermine à finir après avoir contrefait toutes les marques ordinaires qui paraissent dans ce doux moment.
Sortant du combat en vainqueur, et encore menaçant, je ne laisse à la marquise le moindre doute sur ma valeur. Elle aurait trouvé Anael injuste : il m’avait déclaré à Vénus pour faussaire.
Marcoline même y fut trompée. La troisième heure allait, il fallait satisfaire à Mercure. Nous passons un quart de son heure plongés dans le bain jusqu’aux reins.
MANUSCRIT INEDITO
Une video en italien sur un manuscrit inedit présenté par le président de l'Accademia "Giacomo Casanova"
Pour la visionner aller là :
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