Extraits - quelques exemples

Précis de ma vie

Ce texte fut adressé par Casanova à Cécile de Roggendorf, en réponse à sa demande du 2 novembre 1797*.
« Ma mère me mit au monde à Venise le 2 d’Avril jour de Paques de l’an 1725. Elle eut la veille une grosse envie d’écrevisse. Je les aime beaucoup. Au baptême on m’a nommé Jacques Jérôme. Je fus imbécile jusqu'à huit ans et demi. Apres un[e] hémorragie de trois mois on m’a envoyé à Padoue, où guéri de l’imbécillité je me suis adonné à l’étude, et à l’age de seize ans on m’a fait docteur, et on m’a donné l’habit de prêtre pour aller faire ma fortune à Rome.
À Rome la fille de mon maître de langue française fut la cause que le Cardinal Acquaviva mon patron me donna congé.
Agé de dix-huit ans je suis entré dans le militaire au service de ma patrie, et je suis allé à Constantinople. Deux ans après étant retourné à Venise, j’ai quitté le métier de l’honneur, et prenant le mords aux dents j’ai embrassé le vil métier de joueur de violon ; j’ai fait horreur à mes amis ; mais cela n’a pas duré longtemps.
À l’age de 21 ans un des premiers seigneurs de Venise m’adopta pour fils, et étant assez riche je suis allé voir l’Italie, la France, l’Allemagne, et Vienne où j’ai connu le comte Roggendorff. Je suis retourné à Venise où deux ans après les inquisiteurs d’état vénitiens par des raisons justes, et sages me firent enfermer sous les plombs.
C’est une prison d’état d’où personne n’a jamais pu se sauver ; mais moi, avec l’aide de Dieu, j’ai pris la fuite au bout de quinze mois, et je suis allé à Paris.
En deux ans j’y ai fait de si bonnes affaires que je suis devenu riche d’un million ; mais j’y ai fait tout de même banqueroute. Je suis allé faire de l’argent en Hollande, puis je suis allé essuyer des malheurs à Stuttgart, puis des bonheurs en Suisse, puis chez M. de Voltaire, puis des aventures à Marseille, à Gênes, à Florence, et à Rome, où le pape Rezzonico vénitien me fit chevalier de S[aint] J[ean de] Latran, et protonotaire apostolique. Ce fut l’an 1760.
Bonne fortune à Naples dans la même année. À Florence j’ai enlevé une fille, et l’année suivante je suis allé au congrès d’Augsbourg chargé d’une commission du roi de Portugal. Le congrès ne s’y tint pas, et après la publication de la paix je suis passé en Angleterre d’où un grand malheur me fit sortir l’année suivante 1764. J’ai évité la potence, qui cependant ne m’aurait pas déshonoré. On ne m’aurait que pendu. Dans cette même année j’ai cherché en vain fortune à Berlin, et à Petersbourg ; mais je l’ai trouvée à Varsovie dans l’année suivante. Neuf mois après je l’ai perdue pour m’être battu en duel avec le Général Branicki au pistolet. Je lui ai percé le ventre, mais en trois mois il guérit, et j’en fus bien aise. C’est un brave homme.
Obligé à quitter la Pologne je suis allé à Paris l’an 1767, où une lettre de cachet m’a fait décamper, et aller en Espagne où j’ai eu des grands malheurs. À la fin de l’an 1768 on m’enferma dans le fond de la tour de la citadelle de Barcelone d’où je suis sorti au bout de six semaines, et exilé d’Espagne. Mon crime fut mes visites nocturnes à la maîtresse du vice roi, grande scélérate. Aux confins d’Espagne j’ai échappé aux sicaires, et je suis allé faire une maladie à Aix en Provence qui me mit au bord du tombeau après dix-huit jours de crachement de sang.
L’an 1769 j’ai publié en Suisse ma défense du gouvernement de Venise en trois gros volumes contre Amelot de la Houssaye.
L’année suivante le ministre d’Angleterre à la cour de Turin m’envoya à Livourne bien recommandé. Je voulais aller à Constantinople avec la flotte Russe, mais l’amiral Orlow ne m’ayant pas accordé les conditions que je voulais, j’ai rebroussé chemin, et je suis allé à Rome sous le pontificat de Ganganelli.
Un amour heureux me fit quitter Rome pour aller à Naples, et trois mois après un autre amour malheureux me fit retourner à Rome. Je me suis battu pour la troisième fois à l’épée avec le comte Medini, qui mourut il y a quatre ans à Londres en prison pour dettes.
Ayant beaucoup d’argent je suis allé à Florence, où le jour de la fête de Noël l’archiduc Léopold, mort empereur il y a quatre ou cinq ans, m’exila de ses états temps trois jours. J’avais une maîtresse, qui par mon conseil devint marquise de III à Bologne.
Las de courir l’Europe je me suis déterminé à solliciter ma grâce auprès des inquisiteurs d’état vénitiens. Par cette raison je suis allé m’établir à Trieste, où deux ans après je l’ai obtenue. Ce fut le 14 7bre an 1774. Mon entrée à Venise au bout de 19 ans me fit jouir du plus beau moment de ma vie.
L’an 1782 je me suis brouillé avec tout le corps de la noblesse vénitienne. Au commencement de 1783 j’ai quitté volontairement l’ingrate patrie, et je suis allé à Vienne. Six mois après je suis allé à Paris avec intention de m’y établir ; mais mon frère, qui y demeurait depuis 26 ans, me fit oublier mes intérêts pour les siens. Je l’ai délivré des mains de sa femme, et je l’ai mené à Vienne, où le prince Kaunitz sut l’engager à s’y établir. Il y est encore moins vieux que moi de deux ans.
Je me suis placé au service de M. Foscarini ambassadeur de Venise pour lui écrire la dépêche. Deux ans après il mourut entre mes bras tué par la goûte qui lui monta à la poitrine. J’ai alors pris le parti d’aller à Berlin espérant une place à l’Académie ; mais à moitié chemin le comte de Waldstein m’arrêta à Toeplitz, et me conduisit à Dux, où je suis encore, et où selon l’apparence je mourrai.
C’est le seul précis de ma vie que j’ai écrit, et je permets qu’on en fasse tel usage qu’on voudra Non erubesco evangelium.1
Ce 17 9bre 1797
Jacques Casanova »

Nanette et Marton

et c'est moi qui irai dans l'autre chambre. Si vous me craignez, enfermez-vous; mais vous auriez tort car je ne vous aime qu'avec des entrailles de frère.
Nous ne ferons jamais cela, me dit Nanette. Laissez-vous persuader, couchez-vous ici.
— Habillé, je ne peux pas dormir.
— Déshabillez-vous. Nous ne vous regarderons pas.
— Je ne crains pas cela ; mais je ne pourrais jamais m'endormir vous voyant obligées à veiller à cause de moi.
— Nous nous coucherons aussi, me dit Marton, mais sans nous déshabiller .
— C'est une méfiance qui insulte ma probité. Dites-moi, Nanette, si vous me croyez honnête homme.
— Oui, certainement.
— Fort bien. Vous devez m'en convaincre? Vous devez vous coucher toutes les deux à mes côtés tout à fait déshabillées, et compter sur la parole d'honneur que je vous donne que je ne vous toucherai pas. Vous êtes deux, et je suis un : que pouvez-vous craindre? Ne serez-vous pas les maîtresses de sortir du lit, si je cesse d'être sage? Bref, si vous ne me promettez pas de me donner cette marque de confiance du moins quand vous me verrez endormi, je n'irai pas me coucher.
J'ai alors cessé de parler faisant semblant de m'endormir; et elles se parlèrent tout bas ; puis Marton me dit d'aller me coucher, et qu'elles en feraient de même quand elles me verraient endormi. Nanette me le promit aussi, et pour lors je leur ai tourné le dos, et après m'être entièrement déshabillé, je me suis mis au lit, et je leur ai souhaité la bonne nuit. J'ai d'abord fait semblant de dormir, mais un quart d'heure après, je me suis endormi tout de bon. Je ne me suis réveillé que quand elles vinrent se coucher ; mais je me suis d'abord tourné pour reprendre mon sommeil, et je n'ai commencé à agir que quand je me suis vu le maître de les croire endormies. Si elles ne dormaient pas, il ne tenait qu'à elles d'en faire semblant. Elles m'avaient tourné le dos, et nous étions à l'obscur. J'ai commencé par celle vers laquelle j'étais tourné ne sachant pas si c'était Nanette ou Marton. Je l'ai trouvée accroupie, et enveloppée dans sa chemise, mais ne brusquant rien, et n'avançant l'entreprise qu'aux pas les plus petits elle se trouva convaincue que le meilleur parti qu'elle pût prendre était celui de faire semblant de dormir, et de me laisser faire. Peu à peu je l'ai développée, peu à peu elle se déploya, et peu à peu par des mouvements suivis, et très lents, mais merveilleusement bien d'après nature, elle se mit dans une position, dont elle n'aurait pu m'en offrir une autre plus agréable que se trahissant. J'ai entamé l'ouvrage, mais pour le rendre parfait j'avais besoin qu'elle s'y prêtât de façon à ne plus pouvoir le désavouer, et la nature enfin l'obligea à s'y déterminer. J'ai trouvé la première exempte de doute, et ne pouvant pas douter non plus de la douleur qu'on avait dû endurer j'en fus surpris. En devoir de respecter religieusement un préjugé auquel je devais une jouissance dont je goûtais la douceur pour la première fois de ma vie, j'ai laissé la victime tranquille, et je me suis tourné de l'autre côté pour en agir de même avec la soeur qui devait compter sur toute ma reconnaissance.
Je l'ai trouvée immobile dans la posture qu'on peut avoir quand on est couché sur le dos dormant profondément, et sans aucune crainte. Avec les plus grands ménagements, et toute l'apparence de crainte de la réveiller j'ai commencé par flatter son âme m'assurant qu'elle était toute neuve comme sa soeur; et je n'ai différé à la traiter de même que jusqu'au moment qu'affectant un mouvement très naturel, et sans lequel il m'aurait été impossible de couronner l'oeuvre, elle m'aida à triompher ; mais dans le moment de la crise, elle n'eut pas la force de poursuivre la fiction. Elle se démasqua me serrant très étroitement entre ses bras, et collant sa....
Histoire de ma vie Brockhaus-Plon Volume 1 Chapitre V

L'orage

Ah ! Mon Dieu! dit la fermière. Nous allons essuyer un orage.
-Oui, et malgré que la calèche soit couverte, la pluies abîmera votre habit, j'en suis fâché.
— Patience l'habit mais je crains le tonnerre.
— Bouchez vos oreilles.
— Et la foudre?
— Postillon, allons nous mettre à couvert quelque part.
— Il n'y a des maisons, me répondit-il, qu'à une demi-heure d'ici ; et dans une demi-heure il n'y aura plus d'orage.
Disant cela, il poursuit tranquillement son chemin, et voilà les éclairs qui se succèdent, le tonnerre qui gronde, et la pauvre femme qui tremble. La pluie commence. J'ôte mon manteau pour l'employer à nous couvrir par devant tous les deux, et après qu'un grand éclair a annoncé la foudre, nous la voyons éclater à cent pas devant nous. Les chevaux se cambrent, et ma pauvre dame est prise par des convulsions spasmodiques. Elle se jette sur moi, me serrant étroitement entre ses bras. Je m'incline pour ramasser le manteau qui était tombé à nos pieds, et en la ramassant je prends ses jupes avec. Dans le moment qu'elle veut les rabaisser, une nouvelle foudre éclate, et la frayeur l'empêche de se mouvoir. Voulant remettre le manteau sur elle, je me l'approche, et elle tombe positivement sur moi qui rapidement la place à califourchon. Sa position ne pouvant pas être plus heureuse, je ne perds pas de temps, je m'y adapte dans un instant faisant semblant d'arranger dans la ceinture de mes culottes ma montre. Comprenant que si elle ne m'en empêchait pas bien vite, elle ne pouvait plus se défendre, elle fait un effort, mais je lui dis que si elle ne fait pas semblant d'être évanouie, le postillon se tournerait et verrait tout. En disant ces paroles, je laisse qu'elle m'appelle impie tant qu'elle veut, je la serre au croupion, et je remporte la plus complète victoire que jamais habile gladiateur ait remportée.
La pluie à verse, et le vent contre étant très fort, elle se voit réduite à me dire sérieusement que je la perdais d'honneur puisque le postillon devait la voir.
— Je le vois, lui dis-je, et il ne pense pas à se tourner; et quand même, le manteau nous couvre entièrement tous les deux: soyez sage, et tenez-vous comme évanouie, car en vérité je ne vous lâche pas.
Elle se persuade, me demandant comment je pouvais défier la foudre avec une pareille scélératesse ; je lui réponds que la foudre était d'accord avec moi, elle est tentée de croire que c'est vrai, elle n'a presque plus de peur, et ayant vu, et senti mon extase, elle me demande si j'avais fini. Je ris lui disant que non, puisque je voulais son consentement jusqu'à la fin de l'orage. Consentez ou je laisse tomber le manteau.
— Vous êtes un homme affreux qui m'aura rendue malheureuse pour tout le reste de mes jours. Etes-vous content à présent?
— Non.
— Que voulez-vous? — Un déluge de baisers.
— Que je suis malheureuse ! Eh bien. Tenez.
— Dites que vous me pardonnez. Convenez que je vous fais plaisir.
— Oui. Vous le voyez. Je vous pardonne.
Je l'ai alors essuyée; et l'ayant priée d'avoir la même honnêteté avec moi, je lui ai vu la bouche riante.
— Dites-moi que vous m'aimez, lui dis-je.
— Non, car vous êtes un athée, et l'enfer vous attend.
L'ayant alors remise à sa place, et voyant le beau temps, je l'ai assurée que le postillon ne s'était jamais tourné. En badinant sur l'aventure, et lui baisant les mains, je lui ai dit que j'étais sûr de l'avoir guérie de la peur du tonnerre, mais qu'elle ne révèlerait jamais à personne le secret qui avait opéré la guérison. Elle me répondit qu'elle était pour le moins très sûre que jamais femme n'avait été guérie par un pareil remède.

Histoire de ma vie Brockhaus-Plon Volume 1 Chapitre V

Départ de la Hollande

J'ai écrit à M. d'Affri, le priant de m'envoyer un passeport dont j'avais besoin voulant aller faire un tour dans l'Empire, où les Français et toutes les puissances alors belligérantes étaient en campagne. Il me répondit fort poliment que je n'en avais pas besoin, mais que si je le voulais absolument il me l'enverrait. Sa lettre me suffit. [16611 Je l'ai mise dans Mon portefeuille, et à Cologne elle me fit plus d'honneur qu'un passeport.
J'ai fait passer entre les mains de M. D. O. tout l'argent que j'avais entre celles de plusieurs banquiers. Il me donna une lettre de crédit circulaire tirée sur dix à douze des premières maisons de l'Allemagne. Je suis donc parti dans ma chaise de poste, que j'avais fait venir de Mordick, maître (le disposer de presque cent mille florins de Hollande, ayant beaucoup de bijoux de prix, des bagues, et un très riche équipage. J'ai renvoyé à Paris un laquais suisse avec lequel j'étais parti, ne conduisant avec moi que Leduc monté der­rière.
C'est toute l'histoire du court séjour que j'ai fait en Hollande cette seconde fois, où je n'ai rien fait d'important pour ma fortune. J'y ai eu des chagrins, mais quand je m'en souviens je trouve que l'amour m'a dédommagé de tout.
Je ne me suis arrêté à Utrecht qu'un jour, pour aller voir la terre appartenant aux hernoutres; et le sur­lendemain je suis arrivé à Cologne à midi ; mais une demi-heure avant que j'y arrive, cinq soldats déserteurs, trois à droite et deux à gauche, me couchèrent en joue me demandant la bourse. Mon postillon, menacé de mort par un pistolet que je tenais à la main, piqua des deux, et les assassins déchargèrent leurs fusils contre moi, mais ils ne blessèrent que ma voiture. Ils n'eurent pas l'esprit de tirer sur le pos­tillon. Si j'avais eu deux bourses comme les ont les Anglais, dont la légère est destinée aux voleurs hardis, je l'aurais jetée à ces malheureux ; mais n'en ayant qu'une et très bien garnie j'ai risqué la vie pour la sauver. Mon Espagnol était étonné que les balles, dont il avait entendu le siffle­ment à leur passage devant sa tête, ne l'eussent pas touché. A Cologne, les Français étaient en quartiers d'hiver. On m'a logé à l'enseigne du Soleil . En entrant dans la salle j'ai vu le comte de Lastic, neveu de Mme d'Urfé, qui après m'avoir fait tous les offres d'usage me conduisit chez M. de Torci qui était commandant. Je lui ai montré au lieu du passeport la lettre de M. d'Affri, et tout fut dit. Quand je lui ai conté ce qui venait de m'arriver, il me fit compliment sur le bonheur que j'avais eu, mais il condamna en clairs termes l'usage que j'avais fait de ma bravoure. Il nie dit que si je n'étais pas pressé de partir je les verrais peut-être pendus ; mais je voulais partir le lendemain.

J'ai dû dîner avec M. de Lastie et M. de Flavacour qui me persuadèrent à aller à la comédie. Par cette raison j'ai dû faire une toilette, car c'était tout simple qu'on m'aurait présenté à des dames, et je voulais briller. Etant allé me mettre sur le théâtre, et ayant vu une jolie femme m'adresser sa lornette, j'ai prié M. de Lastic de me présenter, et au premier entr'acte il me conduisit à sa loge, où il commença par dire qui j'étais à M. le comte de Kettler, lieutenant général au service autrichien, qui se tenait à l'armée française, comme M. de Montaset, Français, se tenait à l'autrichienne. D'abord après il me présenta à la dame qui m'a d'abord frappé. Elle me fit d'abord des questions sur Paris, puis sur Bruxelles, où elle avait été élevée, sans avoir l'air d'écouter mes réponses.
Histoire de ma vie Brockhaus-Plon Volume 6 Chapitre II

Henriette

Légende du tableau: Adélaïde de Gueidan et sa soeur cadette au clavecin. Musée Granet, Aix-en-Provence.

....pas avoir invité des dames. Henriette, lui faisant une petit révérence fit un sourire. Je l'ai vue riante et affichant l'air de la satisfaction ; mais elle prenait sur elle. Sa grande âme ne voulait pas se montrer inquiète ; mais d'ailleurs je ne croyais pas qu'elle eût un vrai motif de craindre. Je l'aurais cru si elle m'eût dit toute son histoire ; et certainement je l'aurais conduite en Angleterre, et elle en aurait été enchantée.
Un quart d'heure après les deux acteurs arrivèrent c'était Baschi et la Baglioni dans ce temps-là très jolie. Ensuite tous les personnages que Du Bois avait invités arrivèrent. Ils étaient tous Espagnols, ou Français, tous d'un certain âge. Il n'y a eu question de présentation, et j'ai admiré en cela l'esprit du bossu ; mais comme tous les convives avaient le grand usage de la cour ce manque d'étiquette n'empêcha pas qu'on ne fit à IHenriette tous les honneurs de l'assemblée qu'elle reçut avec une aisance qu'on ne connaît qu'en France, et même dans les compagnies les plus nobles, à l'exception cependant de certaines provinces où la morgue se laisse souvent trop voir.
Le concert commença par une superbe symphonie ; puis les acteurs chantèrent le duo, puis un écolier de Vandini donna un concerto de violoncelle, qu'on applaudit beaucoup. Mais voilà ce qui me causa la plus grande surprise. Henriette se lève, et louant le jeune homme qui avait joué l'a solo, elle lui prend son violoncelle, lui disant d'un air modeste et serein qu'elle allait le faire briller davantage. Elle s'assied à la même place où il était, elle prend l'instrument entre ses genoux, et elle prie l'orchestre de recommencer le concerto. Voilà la compagnie dans le plus grand silence ; et moi mourant de peur ; mais Dieu merci personne ne me regardait. Pour elle elle ne l'osait pas. Si elle avait élevé sur moi ses beaux yeux, elle aurait perdu courage. Mais ne la voyant que se mettre en posture de vouloir jouer, j'ai cru que ce n'était qu'un badinage pour faire tableau, qui vraiment avait des charmes ; mais quand je l'ai vue tirer le premier coup d'archet, j'ai pour lors cru que la trop forte palpitation de mon coeur allait me faire tomber mort. Henriette ne pouvait prendre, me connaissant bien, autre parti que celui de ne me jamais regarder.
Mais que devins-je quand je l'ai entendue jouer l'a solo, et lorsque après le premier morceau les claquements des mains avaient fait devenir presque sourd l'orchestre? Le passage de la crainte à une exubérance de contentement inattendu me causa un paroxysme, dont la plus forte fièvre n'aurait pas pu, dans son redoublement me causer le pareil. Cet applaudissement ne fit à Henriette la moindre sensation du moins en apparence. Sans détacher ses yeux des notes qu'elle ne connaissait que pour avoir suivi des yeux tout le concert pendant que le professeur jouait, elle ne se leva qu'après avoir joué seule six fois. Elle n'a pas remercié la compagnie de l'avoir applaudie ; mais se tournant d'un air noble et gracieux vers le professeur elle lui dit qu'elle n'avait jamais joué sur un meilleur instrument. Après ce compliment elle dit d'un air riant aux assistants qu'ils devaient excuser la vanité qui l'avait induite à rendre le concert plus long d'une demi-heure.
Ce compliment ayant fini de me frapper, j'ai disparu pour aller pleurer dans le jardin, où personne ne pouvait me voir. Qui est donc Henriette? Quel est ce trésor dont je suis devenu le maître? Il me paraissait impossible d'être l'heureux mortel qui la possédait.
Perdu dans ces réflexions, qui redoublaient la volupté de mes pleurs, je serais resté là encore longtemps, si Du Bois lui-même ne fût venu me chercher et me trouver malgré les ténèbres de la nuit. Il m'appela à souper. Je l'ai tiré d'inquiétude lui disant qu'un petit étourdissement m'avait Obligé à sortir pour le dissiper prenant l'air.
Chemin faisant j'ai eu le temps de sécher mes larmes ; mais non pas de redonner au blanc de mes yeux leur couleur.
Histoire de ma vie Brockhaus-Plon Volume 3 Chapitre IV

Thérese

Un jour, après nous avoir fait dîner tous trois avec lui, le sénateur nous laissa seuls pour aller faire la sieste ; c'était son ordinaire. La petite Gardela, devant aller prendre sa leçon, sortit peu d'instants après, de sorte que je me trouvai tête-à-tête avec Thérèse, que je trouvais fort de mon goût, quoique je ne lui eusse jamais conté fleurettes. Assis tout près l'un de l'autre à une petite table, le dos tourné à la porte du cabinet où nous croyions notre patron endormi, il nous prit envie à certain propos de vérifier la différence de notre conformation ; mais au plus intéressant de la besogne un violent coup de canne sur les épaules, suivi d'un second, qui l'aurait été sans doute de bien d'autres, si je n'avais gagné le large, nous força à laisser notre oeuvre imparfaite. Je m'enfuis précipitamment sans manteau ni chapeau, et j'allai m'enfermer chez moi.

J'y étais à peine depuis un quart d'heure lorsque je reçus ces deux objets par la vieille gouvernante du sénateur, avec un billet qui m'avertissait de ne plus remettre les pieds dans le palais de Son Excellence. Sans perdre un instant, je lui répondis en ces termes : "Vous m'avez battu étant en colère, vous ne pouvez par conséquent vous vanter de m'avoir donné une leçon ; et je veux n'avoir rien appris. Je ne saurais non plus vous pardonner qu'en oubliant que vous êtes un sage, et je ne l'oublierai jamais."
Ce seigneur eut peut-être raison de n'être pas content du spectacle que nous lui procurions ; car tous les domestiques devinèrent le motif de mon exil, et par la suite toute la ville rit de mon histoire. Il n'osa point faire de reproches à Thérèse, ainsi qu'elle me le dit quelque temps après ; mais comme de raison elle n'osa point demander ma grâce.
Histoire de ma vie Brockhaus-Plon Volume 1Chapitre VI

La Dubois

Ayant envie de voir toute ma maison, la femme du concierge me conduisit partout. Je suis retourné à mon appartement où j'ai trouvé Leduc qui vidait mes malles. Après lui avoir dit de donner mon linge à Mme Dubois, je suis allé écrire. C'était un joli cabinet au nord à une seule fenêtre. Une perspective enchanteresse paraissait faite pour faire naître dans l'âme d'un poète les idées plus heureuses engendrées par la fraîcheur de l'air et par le silence sensible qui flatte l'ouie dans une riante campagne. Je sentais que pour jouir de la simplicité de certains plaisirs l'homme a besoin d'être amoureux et heureux. Je me félicitais.
J'entends frapper. Je vois ma belle gouvernante qui, d'un air riant qui ne ressemblait en rien à celui qu'on a quand on va se plaindre, me prie de dire à mon valet de chambre d'être poli avec elle.
— En quoi vous a-t-il manqué?
— Peut-être en rien selon lui. Il voulait m'embrasser, je m'y suis refusée, et lui, croyant d'en avoir le droit, devint un peu insolent.
— De quelle façon?
— Se moquant de moi. Excusez, Monsieur, si j'y fus sensible. Le ricanement me déplaît.
— Vous avez raison, ma bonne. Il ne sort que de la sottise ou de la malice. Leduc saura d'abord qu'il doit vous respecter. Vous souperez avec moi.
Une demi-heure après, étant venu me demander quelque chose, je lui ai dit qu'il devait respecter la Dubois.
— C'est une bégueule, qui n'a pas voulu que je l'embrasse.
— Tu n'es qu'un faquin.
—Est-ce votre femme de chambre, ou votre maitresse?
— C'est peut-être ma femme.
— Ça suffit. J'irai m'amuser chez le concierge.
Je me suis trouvé très satisfait de mon petit souper, et d'un excellent vin de Neufchâtel. Ma gouvernante était habituée au vin de la côte qui était aussi exquis. Je fus à la fin très content et du cuisinier, et de la modestie de ma bonne, et de mon Espagnol qui la changea d'assiette sans nulle affectation. J'ai dit à mes gens de s'en aller après avoir ordonné mon bain pour six heures du matin. Étant resté seul à table avec cette trop belle personne, je l'ai priée de me conter son histoire.
— Mon histoire est fort courte. Je suis née à Lyon. Mon père et ma mère me conduisirent avec eux à Lausanne, comme je l'ai su d'eux-mêmes, car je ne m'en souviens pas. Je sais que j'avais quatorze ans quand mon père qui était cocher chez Mme d'Ermance mourut. Cette dame me prit chez elle, et trois ou quatre ans après je suis entrée au service de Miladi Montaigu comme fille de chambre, et son vieux valet de chambre Dubois m'épousa. Trois ans après je suis restée veuve à Windsor où il est mort. L'air d'Angleterre me menaçant la consomption j'ai demandé mon congé à ma généreuse maitresse qui me l'accorda, me payant mon voyage et me faisant des présents considérables. Je suis retournée à Lausanne chez ma mère, où je suis entrée au service d'une dame anglaise, qui m'aimait beaucoup et qui m'aurait conduite en Italie avec elle si elle n'avait conçu des soupçons par rapport au jeune duc de Rosburi qui paraissait amoureux de moi. Elle l'aimait, et elle me croyait secrètement sa rivale. Elle se trompait. Elle me combla de présents, et elle me renvoya à ma mère, où j'ai vécu deux ans du travail de mes mains. M. Lebel, maître d'hôtel de l'ambassadeur, me demanda il y a quatre jours, si je voulais entrer au service d'un seigneur italien, en qualité de gouvernante, et il me dit les conditions. J'y ai consenti, ayant toujours eu une grande envie de voir l'Italie; cette envie fut la cause de mon étourderie ; je suis partie d'abord, et me voilà.
— De quelle étourderie parlez-vous?
— D'être venue chez vous sans vous connaître auparavant.
— Vous ne seriez donc pas venue, si vous m'aviez connu auparavant?
— Non certainement, car je ne trouverai plus de condition chez des femmes. Vous semble-t-il d'être fait pour avoir une gouvernante comme moi sans qu'on dise que vous me tenez pour autre chose?
— Je m'y attends, car vous êtes fort jolie, et je n'ai pas, l'air d'un polype ; mais je m'en moque.
— Je m'en moquerais aussi, si mon état me permettait de braver certains préjugés.
— C'est-à-dire, ma belle dame, que vous seriez bien aise de retourner à Lausanne.
— Pas actuellement, car cela vous ferait du tort. On pourrait croire que vous m'avez déplu par des procédés trop libres, et vous porteriez aussi sur moi peut-être un faux jugement.
— Que jugerais-je? Je vous prie.
— Vous jugeriez que je veux vous en imposer.
— Cela pourrait être, car votre départ brusque et déraisonnable me piquerait au vif. Mais tout de même je suis fâché pour vous. Telle étant votre façon de penser vous ne pouvez ni rester volontiers avec moi, ni vous en aller. Vous devez cependant prendre un parti.
— Je l'ai déjà pris. Je reste, et je suis presque sûre que je ne m'en repentirai pas.
— Votre espoir me plait ; mais il y a une difficulté.
— Aurez-vous la bonté de me la déclarer?
— Je le dois, ma chère Dubois. Point de tristesse, et point de certains scrupules.
— Vous ne me trouverez jamais triste; mais expliquons-nous de grâce sur l'article des scrupules. Qu'entendez-vous par scrupules?
— J'aime cela. Ce mot scrupule dans l'acception ordinaire signifie une malice superstitieuse qui croit vicieuse une action qui peut être innocente.
— Si l'action me laisse dans le doute, je ne me sens pas portée à en juger sinistrement. Mon devoir ne m'ordonne que de veiller sur moi.
— Vous avez beaucoup lu, je crois.
— Je ne fais que lire, même, car sans cela je m'ennuierais.
— Vous avez donc des livres?
— Beaucoup. Entendez-vous l'anglais?
— Pas un mot.
— J'en suis fâchée, car ils vous amuseraient.
— Je n'aime pas les romans.
— Ni moi non plus.
— J'aime bien cela.
— Par quoi, s'il vous plait, m'avez-vous ainsi à la hâte jugée romanesque?
— Voilà ce que j'aime aussi. Cette incartade me plait, et je suis charmé de commencer moi-même à vous faire rire.
— Excusez, si je ris, car...
— Point de car. Riez à tort et à travers, et vous ne trouverez jamais un meilleur moyen de me gouverner. Je trouve que vous vous êtes donnée à moi à trop bon marché.
— Je dois encore rire, car il ne tient qu'à vous d'augmenter mes appointements.
Je me suis levé de table fort surpris de cette jeune femme qui avait tout l'air de parvenir à me prendre par mon faible. Elle raisonnait; et dans ce premier dialogue elle m'avait déjà mis au sec. Jeune, belle, mise avec élégance, et de l'esprit, je ne pouvais pas deviner où elle me mènerait. Il me tardait de parler à M. Lebel qui m'avait procuré un pareil meuble.
Après avoir ôté le couvert, et avoir porté tout dans sa chambre, elle vint me demander si je mettais des papillottes sous mon bonnet de nuit. Cette affaire regardait Leduc; mais je lui ai donné avec plaisir la préférence. Elle s'en acquitta très bien.
— Je prévois, lui dis-je, que vous me servirez comme Miladi Montaigu.
— Pas tout à fait ; mais puisque vous n'aimez pas la tristesse, je dois vous demander une grâce.
— Demandez, ma chère.
— Je ne voudrais pas vous servir au bain.
— Que je meure si j'y ai seulement pensé. Ce serait scandaleux. Ce sera l'affaire de Leduc.
— Je vous prie donc de me pardonner, et j'ose vous demander une autre grâce.
— Dites-moi librement tout ce que vous désirez.
— Puis-je faire coucher avec moi une des filles du concierge?
— Je vous jure en vérité que si j'y avais pensé un seul moment je vous en aurais priée. Est-elle dans votre chambre?
— Non.
— Allez l'appeler.
— Je ferai cela demain, car si j'y allais à présent on pourrait inventer des raisons. Je vous remercie.
— Ma chère amie, vous êtes sage. Soyez sûre que je ne vous empêcherai jamais de l'être.
Elle m'aida à me déshabiller, et elle dut m'avoir trouvé très décent ; mais pensant à mon procédé avant de m'endormir, j'ai vu qu'il ne dérivait pas de vertu. J'avais le cœur pris de Mme ... et la Dubois même m'en avait imposé ; j'en étais peut-être la dupe, mais je ne m'arrêtais pas à cette pensée.
Le matin j'ai sonné Leduc, qui me dit qu'il n'espérait pas d'avoir cet honneur. Je l'ai appelé sot. Après avoir fait un bain froid, je me suis recouché, lui ordonnant deux tasses de chocolat. Ma bonne entra dans un déshabillé fort galant, et toute riante.
— Vous êtes gaie, ma belle gouvernante.
— Gaie, parce que je suis très contente d'être avec vous, j'ai bien dormi, je me suis promenée, et j'ai dans ma chambre une fille qui est fort jolie, et qui couchera avec moi.
— Faites-la entrer.
J'ai ri, voyant une laideron à l'air farouche. Je lui ai dit qu'elle prendra avec moi tous les matins du chocolat, et elle s'en montra bien aise me disant qu'elle l'aimait beaucoup. L'après-diner M. de Chavigni vint passer avec moi trois heures et il fut content de toute la maison, mais très surpris de la gouvernante dont Lebel m'avait pourvu. Il ne lui en avait rien dit. Il trouva que c'était le vrai remède pour me guérir de l'amour que Mme ... m'avait inspiré. Je l'ai assuré qu'il se trompait. Il lui dit tout ce qu'il pouvait lui dire de plus honnête.
Pas plus tard que le lendemain, précisément dans le moment que j'allais me mettre à table avec ma bonne, une voiture entre dans ma cour, et je vois Mme F. qui en sort. J'en fus surpris et fâché, mais je ne pouvais pas me dispenser de lui aller au-devant.
— Je ne m'attendais pas, madame, à l'honneur que vous me faites.
— Je suis venue vous demander un plaisir, après que nous aurons diné.
— Venez donc d'abord, car la soupe est sur la table. Je vous présente Mme Dubois. Mme de F., dis-je à celle-ci, dînera avec nous.
Ma bonne fit les honneurs de la table jouant le rôle de maîtresse comme un ange, et la F., malgré sa morgue, ne s'est donné le moindre air. Je n'ai pas dit vingt paroles pendant tout le diner, ni eu pour cette folle aucune attention, étant impatient de savoir de quelle espèce était le plaisir qu'elle voulait me demander.
D'abord que la Dubois nous quitta, elle me dit sans détour qu'elle était venue me prier de lui donner deux chambres pour trois ou quatre semaines. Très surpris de son effronterie, je lui réponds que je ne pouvais pas lui faire ce plaisir.
— Vous me le ferez, car toute la ville sait que je suis venue vous le demander.
Histoire de ma vie Brockhaus-Plan Volume 6 Chapitre VI

O-Morphi

Mon ami Patu à la foire St-Laurent conçut l'envie de souper avec une actrice flamande qui s'appelait Morfi, et m'invita à être de moitié de son caprice; j'y ai consenti. La Morfil ne me tentait pas; mais c'était égal: le plaisir de l'ami intéresse assez. Il proposa donc deux louis. qui furent d'abord acceptés, et nous allâmes après l'opéra à la maison de la belle dans la rue des Deux-Portes-St-Sauveur. Après le souper Patu eut envie de coucher avec elle. et j'ai demandé pour moi un canapé dans quelque coin de la maison. La petite sœur de la Morfi, jolie gueuse, et sale, me dit qu'elle me donnerait son lit, mais qu'elle voulait un petit écu; je le lui ai accordé. Elle me conduit dans un cabinet, où je ne vois qu'une paillasse sur trois ou quatre planches.
— Et tu appelles cela un lit?
— C'est mon lit.
— Je n'en veux point, et tu n'auras pas le petit écu.
— Est-ce que vous pensiez de vous déshabiller pour dormir?
Sans doute.
Quelle idée ! Nous n'avons pas de draps.
Tu dors donc vêtue?
Point du tout.
Eh bien ! Va donc te coucher toi-même, et tu auras le petit écu. Je veux te voir.
— Oui. Mais vous ne me ferez rien.
— Pas la moindre chose.
Elle se déshabille, elle se couche, et se couvre avec un vieux rideau. Elle avait treize ans. Je regarde cette fille ; je secoue tout préjugé; je ne la vois plus ni gueuse, ni en lambeaux, et je trouve la beauté la plus parfaite. Je veux l'examiner toute, elle refuse, elle rit, elle ne veut pas; mais un écu de six francs la rend douce comme un mouton, et n'ayant autre défaut que celui d'être sale, je la lave toute de mes propres mains ; mon lecteur sait que l'admiration est inséparables d'une autre approbation, et je trouve la petite Morfi disposée à me laisser faire tout ce que je veux, hormis ce que je n'avais pas envie de faire. Elle me prévient qu'elle ne me permettrait pas cela, car cela, au jugement de sa soeur aînée, valait vingt-cinq louis. Je lui dis que nous marchanderions de cela une autre fois ; et pour lors elle me donne toutes les marques de sa future complaisance dans celle qu'elle me démontre avec la Plus grande prodigalité en tout ce que je pouvais vouloir.
La petite Hélène dont j'avais joui, en la laissant intacte, donna à sa sœur les six francs, et lui dit ce qu'elle espérait de moi. Elle m'appela avant que je parte, et elle me dit qu'ayant besoin d'argent, elle diminuerait quelque chose. Je lui réponds que j'irais lui parler le lendemain. J'ai voulu que Patu voie cette fille telle que je l'avais vue Pour le faire avouer qu'il n'était pas possible de voir une beauté plus accomplie. Hélène, blanche comme un lys avait tout ce que la nature et l'art des peintres pouvaient
Histoire de ma vie Brockhaus Plon Volume 3 Chapitre XI

Madame de la Saône

Extrait des mémoires de Casanova Edition de la Sirène – Tome 6 Chapitre VIII

Je reçus le lendemain une lettre de ma bonne Mme d'Urfé, dans laquelle elle me priait d'avoir des attentions pour Mme de la Saône (11), femme d'un lieutenant général de ses amis. Cette
dame était venue à Berne dans l'espoir d'y guérir d'une maladie affreuse qui la défigurait d'une manière incroyable. Mme dela Saône était instamment recommandée à tout ce qu'il y avait de mieux dans la ville. Elle donnait à souper tous les jours, avait un excellent cuisinier et n'invitait que des hommes. Elle avait déclaré qu'elle ne rendrait aucune visite et elle avait raison d'en agir ainsi.
Je m'empressai d'aller lui faire ma révérence; mais Dieu! Quel triste et funeste spectacle. Je vois une, femme mise avec la plus grande élégance, voluptueusement assise sur une ottomane. Dès qu'elle m'aperçut, elle se leva, me fit le salut le plus gracieux, et, s'étant remise sur l'ottomane, elle m'invita à m'asseoir auprès d'elle. Sans doute elle dut s'apercevoir de ma surprise; mais, habituée probablement à l'effet qu'elle produisait à la première vue, elle me tint les propos les plus aimables, de manière à diminuer l'aversion qu'elle pouvait causer.
Voici son portrait.
Mme de la Saône était très bien mise et montrait la main la plus blanche, la plus potelée et le bras le mieux arrondi qu'il soit possible de figurer. Sa robe très échancrée laissait voir une gorge parfaite, d'une blancheur éblouissante que relevaient deux jolis boutons de rose; une taille bien prise, et le pied le plus mignon qu'on puisse voir. Tout en elle aurait inspiré l'amour; mais quand les regards étaient forcés de s'arrêter un instant sur sa figure, la pitié, l'horreur faisaient place à tout autre sentiment. Elle était épouvantable. Tout ce qui aurait dû être un visage n'était qu'une immense croûte noirâtre et dégoûtante. Il était impossible de distinguer aucun trait, aucune forme, et cette laideur était relevée et rendue plus horrible par deux beaux yeux noirs pleins de feu et par une bouche sans lèvres qu'elle tenait entrouverte comme pour laisser voir deux rangées de dents d'une éclatante blancheur. Elle ne pouvait pas rire, car la douleur que lui aurait causée la contraction des muscles lui aurait sans doute arraché des larmes; cependant elle paraissait contente, sa conversation était délicieuse, ses plaisanteries fines, délicates, pleines d'esprit et de sel et du meilleur ton de la société. Elle pouvait avoir tout au plus trente ans, et elle avait laissé à Paris trois enfants en bas âge tout à fait jolis. Son mari était un fort bel homme dont elle était tendrement aimée et qui n'avait jamais fait lit à part. Il est probable que peu de militaires auraient égalé son courage, et tout aussi probable que, malgré son intrépidité conjugale, il ne devait pas pousser la bravoure
jusqu'à se permettre la douceur des baisers, car la seule pensée en faisait frissonner. Un lait répandu après ses premières couches avait mis cette pauvre femme dans ce triste état qu'elle supportait depuis dix ans. Tout ce qu'il y avait en France de médecins célèbres s'était évertué en vain pour la délivrer de cette peste, et elle était venue à Berne pour s'y mettre entre les mains de deux fameux docteurs (12) qui avaient promis de la guérir. Les promesses de ce genre sont dans la bouche de tous les empiriques; ils guérissent ou ne guérissent pas, et pourvu qu'on les paye grassement, ils ne manquent pas de raisons pour rejeter les fautes de leur ignorance sur les pauvres malades qu'ils trompent.
Le médecin arriva pendant que j'étais avec elle et que sa conversation spirituelle commençait à me faire oublier sa figure. Elle avait déjà commencé à prendre ses remèdes. C'étaient des
gouttes dans la composition desquelles il entrait du mercure. « Il me semble, lui dit-elle, que la démangeaison s'est augmentée depuis que je prends votre remède. Elle continuera, Madame, lui répondit l'Esculape, jusqu'à la fin de la cure qui doit durer trois mois. Tant que je me gratterai, répliqua-t-elle, je serai dans le même état, et la cure ne finira jamais. »
Le docteur répondit d'une manière évasive. Je me levai pour prendre congé, et, en me tenant la main, elle m'invita à souper une fois pour toutes. J'y allai le soir même. Je vis cette pauvre
femme manger de tout, boire du vin; car le médecin ne lui avait rien défendu. Je prévis qu'elle ne guérirait jamais.
Sa bonne humeur, ses propos charmants amusèrent toute la compagnie. Je conçus comment on pouvait s'accoutumer à sa figure et vivre avec elle sans dégoût. Le soir, elle fit le sujet de ma conversation avec ma bonne, qui me dit qu'il était possible que, malgré la laideur de son visage, la beauté de son corps et les agréments de son esprit pussent lui suffire à lui faire trouver des chalands. J'en convins, quoique je fusse loin d'en sentir la possibilité pour
moi.

Notes
( 11) Mme de la Saône (page 184). — ■ Marie-Anne Moufle de la Tuilerie, née au plus tard en 1723 (Casanova lui donne à tort trente ans en 1760, elle en avait trente-sept), avait épousé en 1745 Aymar-Félicien Boffin, marquis de la Saône en Dauphiné, brigadier des armées du roi et capitaine au régiment des gardes-françaises. Elle apportait à son mari 210.000 livres de dot, et beaucoup d'espérances.
En 1760 M. de la Sône était bien lieutenant général, comme le dit Casanova. Il mourut le 9 mai 1771à Paris. Sa femme ne lui survécut que quelques mois, puisqu'elle mourut le 21 janvier1772 dans son hôtel de la place Louis-le-Grand (aujourd'hui place Vendôme), laissant un seul héritier présomptif, Noel-Félicien, âgé de vingt ans. Mais elle avait eu cinq autres enfants, tous morts très jeunes.
Le renseignement fourni  par Casanova est exact :elle avait laissé à Paris, dit-il, trois enfants en bas âge. Or nous savons par des notes du père de Mme de la Saône que deux enfants étaient morts avant 1753 :Marie-Jeanne-Félicienne, née le 31mai 1746, morte le 27 avril1748; Marie-Sophie, née le 18 janvier 1752, morte le 24 février de la même année. Trois autres enfants vivaient encore, sinon en 1760, sûrement en 1753 puisque leur grand-père n'avait pas encore relaté leur mort à cette date; c'étaient: Barthélémy-Félicien, né le 31 octobre 1747; Marie-Marguerite, née le 16 juin 1749; et Noel-Félicien, né le 25 décembre 1750 (d'après un article de Ch. Samaran, publié dans la Revue de Genève, n°23, mai 1922, pp.605-615.)


(12) Entre les mains de deux fameux docteurs (page 185). --- Une lettre, adressée le 21 mai 1760 à Casanova par son compatriote Ramiri Calzabigi, qu'il avait beaucoup connu à Paris, permet de supposer que l'aventurier lui-même eut recours à l'un des médecins bernois de Mme de la Saône. A une invitation de Casanova de venir le rejoindre en Suisse, Calzabigi répond:
«... je ne puis m'éloigner pour le moment; il faut que je ronge mon frein et que je suive ma destinée. En attendant, j'aurai des nouvelles décisives de Mme de la Saône, mes liens se desserreront, je verrai le résultat de Keyser, après quoi j'ai décidé de mettre à profit votre conseil et la rare science de votre médecin » (publié par Ch. Samaran,,c, p. 134). — P. G.

Casanova et la Petite Pologne

Extrait des mémoires de Casanova Edition de la Sirène – Tome 5 Chapitre VIII
Déterminé à prendre une maison de campagne, je me déterminai pour la Petite-Pologne (22), qui me plut mieux que plusieurs autres que jevis. Elle était bien meublée, à cent pas de la barrière de la Madeleine. La maison était sur une petite éminence près de la chasse royale, derrière le jardin du duc de Grammont (23), et le propriétaire lui avait donné le nom de Varsovie en bel air. Elle avait deux jardins, dont l'un était au niveau du premier étage; trois appartements de maître, vastes écuries, remises, bains, bonne cave et une superbe cuisine parfaitement bien montée. Le maître portait le nom de Roi de Beurre (24) et il ne signait pas autrement. Louis XVle lui avait donné un jour qu'il s'était arrêté chez lui et qu'il avait trouvé son beurre excellent. C'était le pendant de la Dinde en Val du bon Henri. Le roi de Beurre me loua sa maison cent louis par an, et il me donna une excellente cuisinière, nommée la Perle (25), vrai cordon bleu de l'ordre culinaire, à laquelle il consigna tous ses meubles et la vaisselle qui pouvait m'être nécessaire pour six personnes en grand couvert, s'engageant de m'en fournir autant que j'en voudrais à un sou par once. Il me promit aussi de me fournir tous les vins que je voudrais, de première qualité et à meilleur marché que je n'aurais pu les avoir à Paris, parce qu'il n'avait pas besoin d'en payer l'entrée, qui toujours est fort chère à Paris; ce que je considère comme souverainement impolitique, puisque ces droits pèsent surtout sur la basse classe à laquelle il faudrait toujours faciliter les moyens de vivre au meilleur marché possible.
Tout étant ainsi arrêté, en moins de huit jours je me pourvus d'un bon cocher, de deux belles voitures, de cinq chevaux, d'un palefrenier et de deux laquais à petite livrée. Mme d'Urfé, à qui je donnai mon premier dîner, fut enchantée de ma nouvelle demeure, et comme elle s'était mise en tête que je n'avais fait tous ces arrangements que pour elle, je la laissai dans une erreur qui lui était agréable.
Notes

( 22) Petite Pologne (page 183).*— La Petite Pologne était située derrière l'église Sainte-Madeleine, en haut de la rue de l'Arcade. « Petite Pologne, une guinguette fort achalandée, d'où peut-être est sorti le dicton calomnieux pour les descendants de Kosciuszko», écrit A.Delvau dans l'Histoire anecdotique des barrières de Paris,1865, p. 81; Piton (Paris sous- Louis XVI, p.289, 311) la cite également comme une « petite maison ». Casanova avait cédé la Petite Pologne à sa fiancée Manon pour qu'elle s'y distraie, mais celle-ci quitta la maison de campagne à cause des bruits malveillants et facilement explicables qui coururent bientôt sur elle (A. Ravà, Lettres de femmes, p. 77, 79).
Les documents désignent très exactement le lieu où était placée la maison:« Faubourg de la Petite-Pologne, à la Petite-Pologne près la Chasse royale, rue et chemin de Mousseaux, barrière de la maison du Belair, maison du sieur Le Roy, bourgeois de Paris. » Casanova n'avait dû louer la petite maison que pour 1759, et il ne l'utilisa sans doute que jusqu'en octobre, au moment où le séjour de Paris lui sembla trop dangereux. Le 8 octobre 1759, on lisait dans les « Affiches, annonces, avis divers» :« Jolie maison, toute meublée, à la barrière de la Petite-Pologne, faubourg Saint-Honoré, près la Madeleine, à louer présentement. Il y a cour, écurie, remise et jardin potager planté d'arbres fruitiers. On s'adressera au jardinier ou chez M. Leroy, au coin de la rue d'Antin et de la place Vendôme.» Nul doute qu'il s'agisse de la maison de campagne quittée par Casanova, sur laquelle Samaran (p. 292 sq.) donne une étude détaillée qui confirme les explications de Casanova. Elle renfermait effectivement trois appartements de maître, une salle à manger, une chambre à coucher et un salon; plus loin il y avait deux jardins, dont l'un en forme de terrasse, de la hauteur du premier étage. Samaran dit que la maison de campagne se nommait Cracovie en Bel-Air (et non pas Varsovie). — G.
(24) Roi de Beurre (page 183). — Marin Le Roy, bourgeois de Paris, surnommé
le roi de Beurre parce que Louis XV, s'étant arrêté un jour chez lui, avait trouvé son beurre excellent, avait gagné une jolie fortune dans son commerce de fruits et de beurre, et avait placé cet argent en immeubles qui se trouvaient rue de Mousseaux (paroisses de Clichy et Saint-Philippe du Roule).Parmi ces immeubles se trouvaient trois maisons de campagne dont l'une fut habitée par Casanova. Marin Le Roy, qui avait longtemps exercé son commerce à l'angle de la rue d'Antin et de la rue Neuve-des-Petits-Champs, mourut au début de 1764. Ch. Samaran a constaté que tous les dires de Casanova sur son séjour à la Petite-Pologne sont confirmés par les documents de toutes sortes. « Si, pendant le cours de l'année 1759, le domicile de Casanova est souvent indiqué simplement: à la Petite-Pologne, et toujours paroisse de Clichy-la-Garenne, d'autres fois, en revanche, les documents en désignent l'emplacement avec une précision très suffisante: faubourg de la Petite-Pologne, à la Petite-Pologne près la Chasse royale, rue et chemin de Mousseaux, barrière de la maison du Bel-air, maison du sieur Le Roy, bourgeois de Paris (p. 295-sq.). — G.
(25) Nommée la Perle (page 182). — Cette cuisinière est sans doute Mme Saint-Jean, citée par Manon Balletti dans sa lettre datée de la Petite-Pologne ,le 1er octobre 1759 (A. Ravà, Lettres de femmes, p. 78, 79). C'est ainsi qu'elle écrit : « ... Je suis des plus contentes de Mme Saint-Jean qui est plaine de bonne volonté et d'attention pour moi et qui fait ma petite cuisine mieux que ne la feroit le cuisinier d'un prélat. Saint-Jean va mieux. » — G.

Casanova et Voltaire

Extrait de Casanova - Mémoires - Edition de la Sirène – tome 6 chapitre VIII

« Après dîner nous nous rendîmes chez Voltaire, qui sortait de table lorsque nous entrâmes. Il était comme au milieu d’une cour de seigneurs et de dames, ce qui rendit ma présentation solennelle ; mais il s’en fallait bien que chez ce grand homme cette solennité pût m’être favorable.
— Voici, monsieur de Voltaire, lui dis-je, le plus beau moment de ma vie. Il y a vingt ans que je suis votre élève, et mon cœur est plein de joie du bonheur que j’ai de voir mon maître.
— Monsieur, honorez-moi encore pendant vingt ans, et promettez-moi au bout de ce temps de m’apporter mes honoraires.
— Bien volontiers, pourvu que vous me promettiez de m’attendre.
Cette saillie voltairienne fit éclater de rire tous les auditeurs ; c’était dans l’ordre, car les rieurs sont faits pour tenir en haleine l’une des deux parties aux dépens de l’autre, et celle qui a les rieurs pour elle est toujours sûre de gagner : c’est la cabale de la bonne compagnie. Je ne fus pas au reste pris au dépourvu ; je m’y attendais, et j’espérais prendre ma revanche.
Dans ces entrefaites, on vint lui présenter deux Anglais nouvellement arrivés.
— Ces messieurs sont Anglais, dit Voltaire, je voudrais bien l’être.
Je trouvais le compliment faux et déplacé, car c’était forcer ces messieurs à lui répondre, par politesse, qu’ils voudraient bien être Français ; or, s’ils n’avaient pas envie de mentir, ils devaient être confus de dire la vérité. Je crois qu’il est permis à l’homme d’honneur de mettre sa nation au premier rang en fait de choix.
L’instant d’après, Voltaire m’adressa de nouveau la parole en me disant que, puisque j’étais Vénitien, je devais connaître le comte Algarotti.
— Je le connais, non pas en qualité de Vénitien, car les sept huitièmes de mes chers compatriotes ignorent qu’il existe.
— J’aurais dû dire en qualité d’homme de lettres.
— Je le connais pour avoir passé avec lui deux mois à Padoue, il y a sept ans de cela ; et ce qui lui attira particulièrement mon attention, c’est l’admiration qu’il professait pour M. de Voltaire.
— C’est flatteur pour moi, mais il n’a besoin d’être l’admirateur de personne pour mériter l’estime de tous.
— S’il n’avait pas commencé par admirer, Algarotti ne se serait jamais fait un nom. Admirateur de Newton, il a su mettre les dames en état de parler de la lumière.
— A-t-il réussi ?
— Pas aussi bien que M. de Fontenelle dans sa Pluralité des mondes ; malgré cela, on peut dire qu’il a réussi.
— C’est vrai. Si vous le voyez à Bologne, je vous prie de lui dire que j’attends ses lettres sur la Russie. Il peut les adresser à Milan à mon banquier Bianchi, qui me les fera passer.
— Je ne manquerai pas si je le vois.
— On m’a dit que les Italiens ne sont pas contents de sa langue.
— Je le crois ; dans tout ce qu’il a écrit, sa langue fourmille de gallicismes. Son style est pitoyable.
— Mais est-ce que les tournures françaises ne rendent pas votre langue plus belle ?
— Elles la rendent insoutenable, comme le serait la française lardée d’italien ou d’allemand, quand bien même ce serait M. de Voltaire qui l’eût écrite.
— Vous avez raison ; il faut écrire purement une langue quelconque. On a critiqué Tite-Live ; on a dit que son latin sentait la patavinité.
— Lorsque je commençais à m’approprier cette langue, l’abbé Lazzarini m’a dit qu’il préférait Tite-Live à Salluste.
— L’abbé Lazzarini, auteur de la tragédie Ulisse il giovine ? Vous deviez être bien jeune alors, et je voudrais bien l’avoir connu. En revanche, j’ai beaucoup connu l’abbé Conti, qui avait été ami de Newton, et dont les quatre tragédies embrassent toute l’histoire romaine.
— Je l’ai aussi connu et admiré. J’étais jeune, mais je m’en félicitais quand je me voyais admis dans la société de ces grands hommes. Il me semble que c’est d’hier, quoiqu’il y ait bien des années, et maintenant, en votre présence, mon infériorité ne m’humilie pas, je voudrais être le cadet de tout le genre humain.
— Vous seriez sans doute plus heureux que d’en être le doyen. Oserais-je vous demander à quelle espèce de littérature vous vous êtes adonné ?
— À aucune ; mais cela viendra peut-être. En attendant je lis tant que je puis, et je me plais à étudier l’homme en voyageant.
— C’est le moyen de le connaître ; mais le livre est trop grand. On y parvient plus facilement en lisant l’histoire.
— Oui, si elle ne mentait pas. On n’est pas sûr des faits, elle ennuie, et l’étude du monde en courant m’amuse. Horace, que je sais par cœur, est mon itinéraire, et je le trouve partout.
— Algarotti aussi a tout Horace dans sa tête. Vous aimez certainement la poésie ?
— C’est ma passion.
— Avez-vous fait beaucoup de sonnets ?
— Dix à douze que j’aime, et deux ou trois mille que, peut-être, je n’ai pas relu.
— L’Italie a la fureur des sonnets.
— Oui, si cependant on peut appeler fureur l’inclination à donner à une pensée une mesure harmonieuse qui puisse la faire ressortir. Le sonnet est difficile, parce qu’il n’est permis ni d’allonger ni de raccourcir la pensée pour atteindre les quatorze vers.
— C’est le lit de Procuste, et c’est pour cela que vous en avez si peu de bons. Quant à nous, nous n’en avons pas un seul, mais c’est la faute de notre langue.
— Et du génie français ; car on s’imagine qu’une pensée dilatée doit perdre toute sa force et son éclat.
— Et vous n’êtes pas de cet avis ?
— Pardonnez-moi. Il ne s’agit que d’examiner la pensée. Un bon mot, par exemple, ne suffit pas à un sonnet ; il est, en italien comme en français, du domaine de l’épigramme.
— Quel est le poète italien que vous aimez le plus ?
— L’Arioste ; mais je ne puis pas dire que je l’aime plus que les autres, car c’est le seul que j’aime.
— Vous connaissez cependant les autres ?
— Je crois les avoir tous lus, mais tous pâlissent devant l’Arioste. Lorsque, il y a quinze ans, je lus tout le mal que vous en avez dit, je dis que vous vous rétracteriez quand vous l’auriez lu.
— Je vous remercie d’avoir cru que je ne l’avais pas lu. Je l’avais lu, mais j’étais jeune, je possédais superficiellement votre langue, et, prévenu par des savants italiens qui adoraient le Tasse, j’eus le malheur de publier un jugement que je croyais le mien, tandis qu’il n’était que l’écho de la prévention irréfléchie de ceux qui m’avaient influencé. J’adore votre Arioste.
— Ah ! monsieur de Voltaire, je respire. Mais, de grâce, faites donc excommunier l’ouvrage où vous avez tourné ce grand homme en ridicule.
— A quoi bon ? mes livres sont tous excommuniés ; mais je vais vous donner un bon essai de ma rétractation.
Je demeurai ébahi. Ce grand homme se mit à me réciter par cœur les deux grands morceaux du trente-quatrième et du trente-cinquième chant où ce divin poète parle de la conversation qu’Astolphe eut avec l’apôtre saint Jean, et il le fit sans manquer un seul vers, sans faire la plus petite faute contre la prosodie. Ensuite il en releva les beautés avec toute la sagacité qui lui était naturelle et toute la justesse du génie d’un grand homme. Il aurait été injuste de s’attendre à quelque chose de mieux de la part des glossateurs les plus habiles de l’Italie. Je l’écoutais avec toute l’attention possible, respirant à peine, et désirant le trouver en défaut sur un seul point ; j’y perdis ma peine. Je me tournai vers la société, en m’écriant que j’étais excédé de surprise, et que j’informerais toute l’Italie de ma juste admiration. « Et moi, monsieur, reprit le grand homme, j’informerai toute l’Europe de la réparation que je dois au plus grand génie qu’elle ait produit. »
Insatiable d’éloges, qu’il méritait à tant de titres, Voltaire me donna le lendemain la traduction qu’il avait faite de la stance que l’Arioste commence par ce vers :
Quindi avvien che tra principi e signori...
La voici :
Les papes, les césars, apaisant leur querelle,
Jurent sur l’Évangile une paix éternelle ;
Vous les voyez l’un de l’autre ennemis ;
C’était pour se tromper qu’ils s’étaient réunis ;
Nul serment n’est gardé, nul accord n’est sincère ;
Quand la bouche a parlé, le cœur dit le contraire.
Du ciel qu’ils attestaient ils bravaient le courroux :
L’intérêt est le dieu qui les gouvernent tous.
CiA la fin du récit, qui valut à M. de Voltaire les applaudissements de tous les assistants, quoique aucun d’eux ne comprît l’italien, Mme Denis, sa nièce, me demanda si je croyais que le morceau que son oncle venait de déclamer fût un des plus beaux du grand poète.
« Oui, madame, mais il n’est pas le plus beau.
— Il fallait bien, car sans cela on n’aurait pas fait l’apothéose du signor Lodovico [l'Arioste].
— On l’a donc sanctifié ? je ne le savais pas. »
A ces mots, les rieurs et Voltaire à leur tête furent pour Mme Denis. Tout le monde riait, excepté moi qui gardais le grand sérieux.
Voltaire, piqué de ce que je ne riais pas comme les autres, m’en demanda la raison.
« Vous pensez, me dit-il, que c’est en vertu d’un morceau plus qu’humain qu’il a été qualifié de divin ?
— Oui, certainement.
— Et quel est ce morceau ?
— Ce sont les trente-six dernières stances du vingt-troisième chant, dans lequel le poète décrit mécaniquement comment Roland devint fou. Depuis que le monde existe, personne n’a jamais su comment on devient fou, si ce n’est l’Arioste, qui le devint vers la fin de ses jours. Ces stances font horreur, monsieur de Voltaire, et je suis sûr qu’elles vous ont fait trembler.
— Oui, je me les rappelle ; elles rendent l’amour épouvantable. Il me tarde de les relire.
— Monsieur aura peut-être la complaisance de nous les réciter, dit Mme Denis, en jetant à son oncle un coup d’œil à la dérobée.
— Bien volontiers, madame, lui dis-je, si vous avez la bonté de les écouter.
— Vous vous êtes donc donné la peine de les apprendre par cœur ? me dit Voltaire.
— Dites le plaisir, car je n’ai pris aucune peine. Depuis l’âge de seize ans, je n’ai point passé d’année sans lire l’Arioste deux ou trois fois ; c’est ma passion, et il s’est tout naturellement colloqué dans ma mémoire, sans que je me sois donné la moindre peine. Je le sais tout, à l’exception de ses longues généalogies et de ses tirades historiques, qui fatiguent l’esprit, sans intéresser le cœur. Il n’y a qu’Horace dont tous les vers soient gravés dans mon âme, malgré la tournure souvent trop prosaïque de ses épîtres, qui sont loin de valoir celles de Boileau.
— Boileau est souvent trop louangeur, monsieur de Casanova ; passe pour Horace, j’en fais aussi mes délices ; mais pour Arioste, quarante grands chants, c’est trop.
— C’est cinquante et un, monsieur de Voltaire.
Le grand homme resta muet, mais Mme Denis était là.
— Voyons, voyons, dit-elle, les trente-six stances qui font frémir et qui ont mérité à leur auteur le titre de divin.
Je commençai aussitôt, d’un ton assuré, mais non en les déclamant avec le ton monotone adopté par les Italiens et que les Français nous reprochent avec raison. Les Français seraient les meilleurs déclamateurs s’ils n’étaient contraints par la rime, car ils sont de tous les peuples ceux qui sentent le plus justement ce qu’ils disent. Ils n’ont ni le ton passionné et monotone de mes compatriotes, ni le ton sentimental et outré des Allemands, ni la manière fatigante des Anglais : ils donnent à chaque période le ton et le son de voix qui convient le mieux à la nature du sentiment qu’ils ont à rendre ; mais le retour obligé des mêmes sons leur fait perdre une partie de ces avantages. Je récitai les beaux vers de l’Arioste comme une belle prose cadencée, que j’animai du son de la voix, du mouvement des yeux et en modulant mes intonations selon le sentiment que je voulais inspirer à mes auditeurs. On voyait, on sentait la violence que je me faisais pour retenir mes larmes, et les pleurs étaient dans tous les yeux ; mais, lorsque j’en fus à cette stance :
Poiche allargare il freno al dolor puote,
Che resta solo e senza altrui rispetto,
Giù dagli occhi rigando per le gote
Sparge un fiume di lacrime sul petto,
mes larmes s’échappèrent avec tant d’abondance que tous mes auditeurs se mirent à sangloter. M. de Voltaire et Mme Denis me sautèrent au cou ; mais leurs embrassements ne purent m’interrompre, car Roland, pour devenir fou, avait besoin de remarquer qu’il était dans le même lit où naguère Angélique s’était trouvée entre les bras du trop heureux Médor, et il fallait que j’arrivasse à la stance suivante. À ma voix plaintive et lugubre, je fis succéder celle de la terreur qui naît naturellement de la fureur avec laquelle sa force prodigieuse lui fit exercer des ravages pareils à ceux que pourrait produire une horrible tempête ou un volcan accompagné d’un tremblement de terre.
Quand j’eus achevé, je reçus d’un air triste les félicitations de toute la société. Voltaire s’écria :
— Je l’ai toujours dit : le secret de faire pleurer est de pleurer soi-même ; mais il faut des larmes véritables, et pour en verser, il faut que l’âme soit profondément émue.
— Je vous remercie, monsieur, ajouta-t-il en m’embrassant, et je vous promets de vous réciter demain les mêmes stances et de pleurer comme vous.
Il tint parole.
— Il est étonnant, dit Mme Denis, que l’intolérante Rome n’ait jamais mis à l’index le chantre de Roland.
— Bien loin de là, dit Voltaire, Léon X a pris les devants en excommuniant quiconque oserait le condamner. Les deux grandes familles d’Este et de Médicis étaient intéressées à le soutenir. Sans cette protection, il est probable que le seul vers sur la donation de Rome faite par Constantin à Silvestre, où le poète dit puzza forte, aurait suffi pour faire mettre tout le poème en interdit.
— Je crois, dis-je, que le vers qui a excité le plus de rumeur est celui où l’Arioste met en doute la résurrection du genre humain et la fin du monde. L’Arioste, ajoutai-je en parlant de l’ermite qui voulait empêcher Rodomont de s’emparer d’Isabelle, veuve de Zerbin, peint l’Africain qui, ennuyé de ses sermons, se saisit de lui et le lance si loin qu’il va s’écraser contre un rocher, contre lequel il reste mort comme endormi - de façon che al novissimo di forse fia desto. Ce forse, que peut-être le poète ne plaça là que comme une fleur de rhétorique, ou comme une cheville pour compléter le vers, fit beaucoup crier, et sans doute cela aurait beaucoup fait rire le poète s’il en avait eu le temps. »
— Il est dommage, dit Mme Denis, que l’Arioste n’ait pas été plus sobre de ces sortes d’hyperboles.
— Taisez-vous, ma nièce ; elles sont toutes pleines d’esprit et de sel. Elles sont toutes des grains de beauté que le meilleur goût a répandus dans l’ouvrage.
Nous causâmes ensuite de mille choses, toutes littéraires, et enfin on mit sur le tapis L’Écossaise (3), que nous avions jouée à Soleure [ville suisse ayant abrité le siège de l’ambassade de France de 1530 à 1792].
On savait tout.
M. de Voltaire me dit que si je voulais jouer chez lui, il écrirait à M. de Chavigny d’engager ma Lindane à venir me seconder, et que lui, il ferait le rôle de Monrose. Je m’excusai en lui disant que Mme de ... était à Bâle et que j’étais moi-même obligé de partir le lendemain. A ces mots, il se mit à jeter les hauts cris, souleva toute la société contre moi et finit par me dire que ma visite serait insultante pour lui, si je ne lui faisais pas le sacrifice au moins d’une semaine tout entière.
— Monsieur, lui dis-je, je ne suis venu à Genève que pour avoir l’honneur de vous voir ; maintenant que j’ai obtenu cette faveur, je n’ai plus rien à y faire.
— Êtes-vous venu pour me parler ou pour que je vous parle ?
— Pour vous parler, sans doute, mais beaucoup plus pour que vous me parliez.
— Restez donc ici au moins trois jours ; venez dîner chez moi tous les jours, et nous nous parlerons. »
L’invitation était si pressante et si flatteuse que j’aurais eu mauvaise grâce à refuser. J’acceptai donc ; ensuite je me retirai pour aller écrire.
Le lendemain matin, le jeune Fox vint me voir avec les deux Anglais que j’avais vus chez M. de Voltaire. [...]. Nous trouvâmes aux Délices le duc de Villars, il venait d’y arriver pour consulter le docteur Tronchin, qui, depuis dix ans, le faisait vivre par artifice.
Je fus silencieux pendant le repas ; mais au dessert M. de Voltaire, sachant que je n’avais pas lieu d’être content du gouvernement de Venise, m’engagea sur ce sujet ; mais je trompai son attente, car je tâchais de démontrer qu’il n’y a pas de pays au monde où l’on puisse jouir d’une liberté plus complète. « Oui, me dit-il, pourvu qu’on se résigne au rôle de muet. » Et, voyant que le sujet ne me plaisait pas, il me prit par le bras et me mena dans son jardin, dont il me dit être le créateur. La grande allée aboutit à une belle eau courante.
— C’est, me dit-il, le Rhône que j’envoie en France.
— C’est une expédition que vous faites à peu de frais.
Il sourit agréablement, puis il me montra la belle rue de Genève et la Dent-Blanche, qui est la pointe la plus élevée des Alpes. Ramenant ensuite la conversation sur la littérature italienne, il commença à déraisonner avec esprit, beaucoup d’érudition, mais finissant toujours par un faux jugement. Je le laissai dire. Il me parla d’Homère, du Dante, de Pétrarque, et tout le monde sait ce qu’il pensait de ces grands génies ; mais il s’est fait du tort en écrivant ce qu’il en pensait. Je me contentai de lui dire que si ces grands hommes ne méritaient pas l’estime de tous ceux qui les étudient, il y a longtemps qu’ils seraient descendus du haut rang où l’approbation des siècles les a placés.
Le duc de Villars et le fameux médecin Tronchin vinrent nous joindre. Le docteur, grand, bien fait, beau de figure, poli, éloquent sans être parleur, savant physicien, homme d’esprit, élève de Boerhaave qui le chérissait, n’ayant ni le jargon, ni le charlatanisme, ni la suffisance des suppôts de la faculté, m’enchanta. Sa médecine était basée sur le régime, et pour l’ordonner, il avait besoin d’être philosophe. On m’a assuré, ce que j’ai de la peine à croire, qu’il guérit un pulmonique d’une maladie secrète au moyen du lait d’une ânesse qu’il avait soumise à trente fortes frictions de mercure administrées par quatre portefaix vigoureux.
Quant à Villars, il attira toute mon attention, mais d’une manière tout opposée à Tronchin. En examinant sa figure et son maintien, je crus voir une femme septuagénaire habillée en homme, maigre, décharnée, ayant des prétentions et qui dans sa jeunesse pouvait avoir été belle. Il avait les joues couperosées, plâtrées de fard, les lèvres couvertes de carmin, les sourcils teints en noir, des dents postiches, une énorme perruque d’où s’exhalait une forte odeur d’ambre et à la boutonnière un fagot de fleurs qui lui montaient jusqu’au menton. Il affectait le gracieux dans ses gestes et il parlait avec une voix douce qui empêchait souvent d’entendre ce qu’il disait. Du reste, très poli, affable et maniéré dans le goût des temps de la régence. C’était en tout un être souverainement ridicule. On m’a dit que dans sa jeunesse et dans sa virilité il avait aimé le beau sexe, mais que, lorsqu’il ne fut plus bon à rien, il prit le modeste parti de se faire femme et qu’il tenait quatre beaux mignons à ses gages, ayant chacun à son tour le dégoûtant bonheur de réchauffer la nuit sa vieille carcasse.
Villars était gouverneur de Provence et avait le dos rongé par le cancer. Selon l’ordre de la nature, il aurait dû être enterré depuis dix ans ; mais à force de régime, Tronchin le faisait vivre, en nourrissant ses plaies avec des tranches de veau. Sans cet aliment, le cancer serait mort en emportant son cadavre. Voilà ce qui peut s’appeler vivre par artifice.
J’accompagnai M. de Voltaire dans sa chambre à coucher, où il changea de perruque et mit un autre bonnet, car il en portail toujours un pour se garantir des rhumes auxquels il était très sujet. Je vis sur une table la Summa de saint Thomas, et, entre plusieurs poètes italiens, la Secchia rapita de Tassoni.
— Voilà, me dit Voltaire, le seul poème tragi-comique que l’Italie possède. Tassoni fut moine, bel esprit et savant génie en tant que poète.
— En qualité de poète, passe, mais non en qualité de savant ; car, en se moquant du système de Copernic, il dit qu’en le suivant on ne pourrait donner ni la théorie des lunaisons ni celle des éclipses.
— Où a-t-il dit cette sottise ?
— Dans ses discours académiques.
— Je ne les ai pas, mais je me les procurerai.
Il prit une plume pour écrire une note là-dessus et me dit :
— Mais Tassoni a critiqué Pétrarque avec beaucoup d’esprit.
— Oui, mais par là il a déshonoré son goût et sa littérature, ainsi que Muratori.
— Le voici. Convenez que son érudition est immense.
— Est ubi peccat (C’est par où il pèche).
Voltaire ouvrit une porte, et je vis une centaine de grosses liasses.
— C’est, me dit-il, ma correspondance. Vous voyez à peu près cinquante mille lettres auxquelles j’ai répondu.
— Avez-vous la copie de vos réponses ?
— D’une bonne partie. C’est l’affaire d’un valet qui n’a que cela à faire.
— Je connais bien des libraires qui donneraient beaucoup d’argent pour devenir maîtres de ce trésor.
— Oui, mais gardez-vous des libraires quand vous donnerez quelque chose au public, si vous n’avez pas déjà commencé ; ce sont des forbans plus redoutables que ceux de Maroc.
— Je n’aurai affaire à ces messieurs que quand je serai vieux.
— Alors ils seront la plaie de votre vieillesse.
A ce propos, je lui citai un vers macaronique de Merlin Cocci.
— Qu’est-ce que cela ?
— C’est un vers d’un poème célèbre en vingt-quatre chants.
— Célèbre ?
— Oui, et qui plus est, digne de l’être ; mais, pour l’apprécier, il faut connaître le dialecte de Mantoue.
— Je le comprendrai, si vous pouvez me le procurer.
— J’aurai l’honneur de vous l’offrir demain.
— Vous m’obligerez outre mesure.
On vint nous tirer de là, et nous passâmes, au milieu de la société, deux heures en propos de tous genres. Voltaire y déploya toutes les ressources de son esprit brillant et fertile et fit le charme de tous, malgré ses traits caustiques qui n’épargnaient pas même les personnes présentes ; mais il avait un art inimitable à lancer le sarcasme de manière à ne pas blesser. Quand le grand homme accompagnait ses traits d’un sourire plein de grâce, les rieurs ne lui manquaient jamais.
Il tenait sa maison on ne peut pas plus noblement et on faisait bonne chère chez le poète ; circonstance fort rare chez ses confrères en Apollon, qui sont rarement comme lui les favoris de Plutus. Il avait alors soixante six ans et cent vingt mille livres de rente. On a dit méchamment que ce grand homme s’était enrichi en trompant ses libraires ; le fait est qu’il n’a pas été, sous ce rapport, plus favorisé que le dernier des auteurs, et que loin d’avoir dupé ses libraires, il a souvent été leur dupe. Il faut en excepter les Cramer, dont il a fait la fortune. Voltaire avait su s’enrichir autrement que par sa plume, et comme il était avide de réputation, il donnait souvent ses ouvrages, sous la seule condition d’être imprimés et répandus. Pendant le peu de temps que j’ai passé auprès de lui, je fus témoin d’une de ces générosités ; il fit présent de la Princesse de Babylone, conte charmant qu’il écrivit en trois jours.
[Le troisième jour...]
Après avoir dormi pendant dix heures d’un sommeil doux et rafraîchissant, je pris un bain fortifiant et, m’étant habillé, je me sentis en état d’aller jouir de l’agréable société de M. de Voltaire. Je me rendis chez lui, mais je fus trompé dans mon attente, car il plut au grand homme d’être ce jour-là frondeur, railleur, goguenard et caustique. Il savait que je devais partir le lendemain.
Il commença à table par me dire qu’il me remerciait du présent que je lui avais fait de Merlin Cocci. « Vous me l’avez offert certes avec bonne intention, dit-il, mais je ne vous remercie pas de l’éloge que vous m’avez fait du poème, car vous êtes cause que j’ai perdu quatre heures à lire des bêtises. »
Je sentis mes cheveux se dresser sur ma tête ; mais je me maîtrisai, et lui répondis d’un ton assez calme qu’une autre fois peut-être il se trouverait lui-même obligé d’en faire un éloge plus beau que le mien. Je lui citai plusieurs exemples de l’insuffisance d’une première lecture.
« Cela est vrai, dit-il ; mais, pour votre Merlin, je vous l’abandonne. Je l’ai mis à côté de la Pucelle de Chapelain. »
— Qui plaît à tous les connaisseurs, malgré sa mauvaise versification, car c’est un bon poème, et Chapelain était poète, quoiqu’il fît de mauvais vers. Son génie ne m’a pas échappé. Ma franchise dut le choquer, et j’aurais dû le deviner, puisqu’il m’avait dit qu’il mettrait le Macaronicon à côté de la Pucelle. Je savais aussi qu’un sale poème de même nom qui courait le monde passait pour être de lui ; mais je savais qu’il le désavouait, et je comptais par cela qu’il dissimulerait la peine que mon explication devait lui causer. Il n’en fut pas ainsi ; il me réfuta avec aigreur, et je me montai à l’unisson. « Chapelain, lui dis-je, a eu le mérite de rendre son sujet agréable, sans briguer le suffrage de ses lecteurs au moyen de choses qui blessent la pudeur ou la piété. C’est le sentiment de mon maître Crébillon. »
— Crébillon ! vous me citez là un grand juge. Mais en quoi, je vous prie, mon confrère Crébillon est-il votre maître ?
— Il m’a appris, en moins de deux ans, à parler le français, et pour lui donner une marque de ma reconnaissance, j’ai traduit son Rhadamiste en vers alexandrins italiens. Je suis le premier Italien qui ait osé adapter ce mètre à notre langue.
— Le premier ! je vous demande pardon, car cet honneur appartient à mon ami Pierre Jacques Martelli.
— Je suis fâché de devoir vous dire que vous êtes dans l’erreur.
— Parbleu ! J’ai dans ma chambre ses œuvres imprimées à Bologne.
— Je ne vous conteste point cela, je ne vous conteste que le mètre employé par Martelli. Vous ne pouvez avoir lu de lui que des vers de quatorze syllabes, sans alternative de rimes masculines et féminines. Cependant j’avoue qu’il a cru sottement avoir imité vos alexandrins, et sa préface m’a fait pouffer de rire. Vous ne l’avez pas lue peut-être ?
— Lue, monsieur ! j’ai la rage des préfaces, et Martelli y prouve que ses vers font sur des oreilles italiennes l’effet que nos alexandrins font sur les nôtres.
— Eh ! voilà précisément ce qu’il y a de risible. Le bonhomme s’est grossièrement trompé, et je ne veux que vous pour juge de ce que j’avance. Votre vers masculin n’a que douze syllabes poétiques, et le féminin treize. Tous les vers de Martelli en ont quatorze, excepté ceux qui finissent par une voyelle longue qui, à la fin du vers, en vaut toujours deux. Veuillez observer que le premier hémistiche de Martelli est constamment de sept syllabes, tandis qu’en français il n’est jamais que de six. Ou votre ami Pierre Jacques était sourd, ou il avait l’oreille louche.
— Vous suivez donc rigoureusement la théorie de notre versification ?
— Rigoureusement, malgré la difficulté ; car presque tous nos mots finissent par une brève.
— Et quel effet a produit votre innovation ?
— Elle n’a pas plu, parce que personne n’a su réciter mes vers ; mais j’espère triompher lorsque je les débiterai moi-même dans nos coteries littéraires.
— Vous souvenez-vous de quelque morceau de votre Rhadamiste ?
— Je me le rappelle tout entier.
— Mémoire prodigieuse ; je vous écouterai volontiers.
Je me mis à réciter la même scène que j’avais récitée à Crébillon dix ans auparavant, et il me parut que M. de Voltaire m’écoutait avec plaisir. « On ne s’aperçoit pas, me dit-il, de la moindre difficulté. » C’était ce qu’il pouvait me dire de plus agréable. À son tour, le grand homme me récita un morceau de son Tancrède, qu’il n’avait pas encore publié, je crois, et que dans la suite on trouva, avec raison, un chef-d’œuvre. Nous aurions bien fini, si nous en étions restés là ; mais, ayant cité un vers d’Horace pour louer une de ses pièces, il me dit qu’Horace avait été un grand maître en fait de théâtre, qu’il avait donné des préceptes qui ne vieilliront jamais. Sur quoi je lui répondis qu’il n’en violait qu’un seul, mais en grand homme.
— Quel est-il ?
— Vous n’écrivez pas contentus paucis lectoribus. »
— Si Horace avait eu à combattre l’hydre de la superstition, il aurait, comme moi, écrit pour tout le monde.
— Vous pourriez, ce me semble, vous épargner de combattre ce que vous ne parviendrez pas à détruire.
— Ce que je ne pourrai pas achever, d’autres l’achèveront, et j’aurai toujours la gloire de l’avoir commencé.
— C’est fort bon ; mais, supposé que vous parvinssiez à détruire la superstition, avec quoi la remplaceriez-vous ?
— J’aime bien cela ! Quand je délivre le genre humain d’une bête féroce qui le dévore, peut-on me demander ce que je mettrai à la place ?
— Elle ne le dévore pas ; elle est, au contraire, nécessaire à son existence.
— Nécessaire à son existence ! horrible blasphème dont l’avenir fera justice. J’aime le genre humain, je voudrais le voir comme moi libre et heureux, et la superstition ne saurait se combiner avec la liberté. Où trouvez-vous que la servitude puisse faire le bonheur du peuple
? — Vous voudriez donc la souveraineté du peuple ?
— Dieu m’en préserve ! il faut un souverain pour gouverner les masses.
— Dans ce cas, la superstition est donc nécessaire, car sans cela le peuple n’obéira jamais à un homme revêtu du nom de monarque.
— Point de monarque, car ce mot exprime le despotisme que je hais comme la servitude.
— Que voulez-vous donc ? Si vous voulez que celui qui gouverne soit seul, je ne puis le considérer que comme un monarque.
— Je veux que le souverain commande à un peuple libre, qu’il en soit le chef au moyen d’un pacte qui les lie réciproquement, et qui l’empêche de jamais tourner à l’arbitraire.
— Addison vous dit que ce souverain, ce chef, n’est pas dans les existences possibles. Je suis pour Hobbes. Entre deux maux, il faut choisir le moindre. Un peuple sans superstition serait philosophe et les philosophes ne veulent pas obéir. Le peuple ne peut être heureux qu’autant qu’il est écrasé, foulé et tenu à la chaîne.
— C’est horrible, et vous êtes peuple ! Si vous m’avez lu, vous avez dû voir comment je démontre que la superstition est l’ennemie des rois.
— Si je vous ai lu ? Lu et relu, et surtout quand je ne suis pas de votre avis. Votre passion dominante est l’amour de l’humanité. Et ubi peccas. Cet amour vous aveugle. Aimez l’humanité, mais aimez-la telle qu’elle est. Elle n’est pas susceptible des bienfaits que vous voulez lui prodiguer, et qui la rendraient plus malheureuse et plus perverse. Laissez-lui la bête qui la dévore : cette bête lui est chère. Je n’ai jamais tant ri qu’en voyant Don Quichotte très embarrassé à se défendre des galériens auxquels, par grandeur d’âme, il venait de rendre la liberté.
— Je suis fâché de vous voir une si mauvaise idée de vos semblables. Mais, à propos, dites-moi, vous trouvez-vous bien libres à Venise ?
— Autant qu’on peut l’être sous un gouvernement aristocratique. La liberté dont nous jouissons n’est pas aussi grande que celle dont on jouit en Angleterre, mais nous sommes contents.

— Et même sous les Plombs ?
— Ma détention fut un grand acte de despotisme ; mais, persuadé que j’avais abusé sciemment de la liberté, je trouvais parfois que le gouvernement avait eu raison de me faire enfermer sans les formalités ordinaires.
— Cependant vous vous êtes échappé.
— J’usai de mon droit comme ils avaient usé du leur.
— Admirable ! Mais de cette manière personne à Venise ne peut se dire libre.
— Cela se peut ; mais convenez que, pour être libre, il suffit de se croire tel.
— C’est ce dont je ne conviendrai pas facilement. Nous voyons, vous et moi, la liberté sous un point de vue fort différent. Les aristocrates, les membres mêmes du gouvernement ne sont pas libres chez vous ; car, par exemple, ils ne peuvent pas même voyager sans permission.
— C’est vrai, mais c’est une loi qu’ils se sont volontairement imposée pour conserver leur souveraineté. Direz-vous qu’un Bernois n’est pas libre parce qu’il est sujet aux lois somptuaires, quand c’est lui-même qui est son législateur ?
— Eh bien ! que partout les peuples fassent leurs lois.
Après cette vive repartie, et sans aucune transition, il me demanda d’où je venais.
— Je viens de Roche, lui dis-je. J’aurais été au désespoir de quitter la Suisse sans avoir vu le célèbre Haller. Dans mes courses, je rends hommage aux savants mes contemporains, et vous me laisserez la bonne bouche.
— M. Haller doit vous avoir plu.
— J’ai passé chez lui trois de mes beaux jours.
— Je vous en fais mon compliment. Il faut se mettre à genoux devant ce grand homme.
— Je le pense comme vous, et j’aime à vous entendre lui rendre cette justice ; je le plains de n’être pas aussi équitable envers vous.
— Ah ! ah ! il est possible que nous nous trompions tous deux. » À cette réponse, dont la promptitude fait tout le mérite, tous les assistants partirent d’un éclat de rire et se mirent à applaudir.
On ne parla plus de littérature, et je devins un personnage muet jusqu’au moment où, M. de Voltaire s’étant retiré, je m’approchai de Mme Denis pour lui demander si elle avait quelque commission à me donner pour Rome. Je sortis ensuite, assez content d’avoir, comme j’avais la sottise de le croire alors, mis dans ce dernier jour cet athlète à la raison ; mais il me resta malheureusement contre ce grand homme une mauvaise humeur qui me força dix années de suite de critiquer tout ce qui était sorti de sa plume immortelle.
Je m’en repens aujourd’hui, quoiqu’en relisant mes censures je trouve que j’ai souvent eu raison. J’aurais dû me taire, le respecter et douter de mes jugements. J’aurais dû réfléchir que sans ses railleries, qui me le firent haïr le troisième jour, je l’aurais trouvé sublime en tout. Cette réflexion seule aurait dû m’imposer silence ; mais un homme en colère croit toujours avoir raison. La postérité qui me lira me mettra au nombre des zoïles, et la très humble réparation que je fais aujourd’hui à ce grand homme ne sera peut-être pas lue. Si nous nous retrouvons chez Pluton, dégagés peut-être de ce que notre nature a eu de trop mordant pendant notre séjour sur la terre, nous nous arrangerons à l’amiable ; il recevra mes excuses sincères, et nous serons, lui mon ami, moi son sincère admirateur.
Je passai une partie de la nuit et presque tout le jour suivant à écrire mes conversations avec Voltaire ; je fis presqu’un volume, dont je ne confie ici qu’un faible abrégé. »